C’est déjà la fin de cette année apocalyptique et nos regards se tournent plus que jamais vers le ciel en quête d’une porte de sortie ou d’un signe de vie. Le moment idéal pour lancer notre série « Les aliens existent » qui explore en cinq épisodes les relations entre musique et vie extra-terrestre.
C’est le même manège à chaque fois qu’un album de Sun Ra et de son Arkestra approche l’oreille. Du vrai Raymond Roussel – comme le couvercle d’une boîte à jouets, la pointe de la grande pyramide de Khéops s’ouvre. Des rouages grincent et tout un appareillage composite sort du sommet du monument. La rampe de lancement s’assemble en un temps record puis la fusée est hissée entre ses bras. Faites de morceaux de tôles rapiécés, l’engin supersonique est floqué de fanions, de tresses, de pierreries et de bijoux bon marché. On est loin de l’austérité design de la NASA. Le long du fuselage on peut lire en lettres en aluminium : « Rocket n°9 – Space is the Place ». Evidemment le soleil, à son midi, resplendit de mille feux dessus. On se précipite. Aucun décompte n’est nécessaire. Dès la première note jouée par l’Arkestra, la fusée s’élance en laissant derrière elle un nuage de fumée de magie.
Si les morceaux choisis affectent quelque peu la manière du décollage (le spectre va de la fanfare à la comptine, du magma free à l’hymne stellaire), on s’abandonne à chaque fois à cette atmosphère sans pesanteur et à ses perspectives aussi barbarellesques que mystiques ; et on s’abandonne à un point tel, d’ailleurs, que lorsque l’on reprend un peu conscience et qu’on entreprend de se retourner pour saluer notre bonne vieille planète bleue par le hublot, elle n’est déjà plus qu’un petit point lumineux parmi les autres. Ce n’est pas grave. On peut dorénavant tout oublier. Plus rien n’existe – ou plutôt TOUT existe. C’est le grand voyage cérémoniel et transcendantal. Objectif Saturne (là d’où vient, selon ses mots, Sun Ra) pour les trajets les plus courts, exoplanètes et nébuleuses via trous de ver express pour les plus longs, peu importe : avec Sun Ra l’aller est toujours sans retour.
La délégation extraterrestre, cette espèce de communauté menée par Le Sony’r Ra (Sun Ra) que l’on a vu s’installer successivement à Chicago, New-York et Philadelphie (et même tenir une épicerie bio dans les rayons de laquelle on pouvait trouver leurs albums entre des kiwis et des mélanges de graines népalaises), n’est pas en visite. Elle nous invite à la visiter elle ; elle nous invite à expérimenter un peu de son odyssée intergalactique et métapolitique.
« The universe is in my voice
The universe speaks through this song
To those of Earth and other worlds
Listen while you have the chance
Find your place among the stars
Get into this outer world’s
Rhythm, multiplicity
Harmony, equational
Melody horizon speed
Astro black and cosmos dark
Astro black mythology
Astro timeless immortality
Astro thought in mystic sound
Astro black mythology »
(Astro Black)
Pas de Be-Bop, de Hard-Bop ou de Post-Bop avec Sun Ra, le 4e Roi Mage (comme l’appelle François Angelier), mais plutôt, s’il faut absolument le qualifier, une sorte de Outer-Bop.
Il y a parfois quelques maniérismes datés, quelques synthés de science-fiction un peu fluos mais on les oublie bien vite. C’est la même chose pour les costumes. De prime abord flamboyantes, ces panoplies de pharaons venus de Saturne, si on les regarde de plus près sont des plus misérables. On est plus proche du génie du rapiéçage africain, de l’art de la débrouille des démunis que le faste des cours royales. Le message est simple : le futur galactique n’a pas besoin de son folklore littéraire ou cinématographique consacré. Ce n’est pas cet « espace » dans lequel nous fait voyager Sun Ra.
L’espace de Sun Ra est déterminé par un afrocentrisme militant qui lui a été communiqué à 22 ans au cours d’une expérience extra-sensorielle. Ce que l’on prend pour un futur n’est qu’une façon d’envisager le passé autrement, selon un autre point de vue. Quoi de plus futuriste, en effet, pour un américain blanc de l’après-guerre que de se voir raconter une histoire du monde dans laquelle l’homme noir occupe une place à l’avant-garde de tous les arts et de toutes les sciences. « Je suis un vieux rêve, envoyé vers vous » disait le 4e Roi mage. Sans afrocentrisme, c’est-à-dire sans disposition à désenclaver son regard de son idiosyncrasie, à passer de la culture au culte, on ne peut voir un autre ciel. Le voyage en compagnie de l’Arkestra est alors impossible.
Emportées par la musique, les théories s’emballent parfois, mais il reste impossible ne pas concevoir que Pluton, les Grands Anciens ou encore les mystères des pyramides sont avant tout, dans cette Amérique vérolée par le ségrégationnisme, le moindre des refuges que peut trouver une âme artistique accablée par une sordide réalité. Et comment ne pas croire à la réalité de tels endroit quand cette âme nous les a montrés, nous les a fait toucher des milliards d’années lumières durant ?
On peut prendre de haut le délire mais ça ne serait rien comprendre à la musique et, plus spécifiquement, au jazz. Quand Sun Ra affirmait qu’il était né sur Saturne et avait été envoyé sur Terre bien avant sa naissance officielle à Birmingham (sous le nom de Herman Blount), en 1055 pour prévenir le monde du chaos des guerres, du colonialisme, de la ségrégation et de la désolation nucléaire, d’une certaine façon, il n’avait pas tort. Le swing que brandit le jazz est capable de tous les miracles.
Parce qu’il est parfaitement angélique, il n’y a rien de plus extraterrestre que le swing. Monk, Miles, Pastorius ou encore Dolphy n’étaient pas de cette planète. C’est en requalifiant son étrangeté cosmique que Sun Ra parvient à mettre ce savoir des étoiles à disposition de chacun de ses auditeurs.
Le swing franchit le mur de Planck facile. Il est à l’Olympe de tout. Il n’y aucun flacon ou accélérateur de particules pour le contenir. C’est une vibration de l’air. C’est le souffle qui gouverne l’architecture sacrée. C’est le rythme d’or qui est à l’origine de tout mouvement, de tout élan. Spécifiquement, un de ces trucs que seuls les chats voient nettement. Le swing embarque où l’on veut. Et, puisqu’il comprend tout, il résout tout. Un cardiologue en col roulé qui claque des doigts ne le sentira jamais. En revanche celui qui voyagera de Gizeh à Pluton en l’espace d’un morceau le gardera dans la moelle jusqu’à sa mort.
La pub Perrier de 1994 qui montrait les étoiles danser sur le I Feel Good de James Brown avait paradoxalement tout compris du swing et des révolutions cosmiques. La NASA peut multiplier les pixels tant qu’elle veut : elle n’enregistrera jamais une seule seconde aussi proche de la vérité.
Voilà pourquoi Kubrick, dans son 2001, L’Odyssée de l’Espace a fait la seule erreur de toute sa carrière en préférant pour accompagner ses ballets de vaisseaux et de planètes « Le Beau Danube Bleu » de Johann Strauss au « Beau Nil Noir ».
ARTHUR-LOUIS CINGUALTE
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Illustration: Ben Lupus pour Le Gospel