En 1999, Kool Keith était le Ed Wood du rap cosmique

C’est déjà la fin de cette année apocalyptique et nos regards se tournent plus que jamais vers le ciel en quête d’une porte de sortie ou d’un signe de vie. Le moment idéal pour lancer notre série « Les aliens existent » qui explore en cinq épisodes les relations entre musique et vie extra-terrestre.

Fin du monde

En 1999, Paco Rabanne était partout dans les médias pour annoncer une nouvelle plutôt inquiétante: la fin du monde imminente. Prévue pour le 11 août de la dernière année du XXème siècle, l’Apocalypse, annoncée par Nostradamus et relayée par le célèbre couturier, devait être provoquée par le crash de la station Mir dans le Gers. Celui qui affirmait avoir eu plusieurs vies et avoir reçu la visite des extra-terrestres devint la risée de la France mais continua bon an mal an son petit chemin de prédicateur lofi, encouragé (selon ses propres dires) par la Vierge elle-même. 1999 une année forcément spéciale, pétrie de frayeurs plus ou moins fondées (genre le bug de l’an 2000) et du frisson enfin de passer à un nouveau millénaire gorgé de fantasmes futuristes, entre voitures volantes, hoverboards et pilules nutritives. L’année idéale pour le lancement en grande pompe de Lost in Space/Black Elvis, un ambitieux album (au double) concept du rappeur américain Kool Keith.

Sur la pochette de ce 4ème ouvrage solo, Keith est bien dans son époque. Avec sa SF de rave party, et son cosplay d’Elvis Presley cheap projeté dans la zone 51, il se place d’emblée dans un entre deux assez casse gueule, mi homme, mi alien, moitié sketch et moitié manifeste de son excentricité. Il est un MC unique et ultra respecté et il n’a finalement qu’une envie: nous raconter des histoires. Dans une galaxie lointaine, très lointaine…

 

Space is the place

A l’été 1999, Kool Keith se confiait au L.A. Times sur sa personnalité à contre courant du rap de l’époque:

J’ai grandi dans le ghetto (le Bronx-ndr) avec les fusillades et j’ai eu une vie difficile. Mais j’ai choisi de ne pas rapper seulement sur ma vie. En grandissant, je n’étais pas enfermé mentalement. J’avais ma propre perception des choses,  je me perdais dans des trucs différents et je m’aventurais ailleurs par moi même. La moitié de ces gens qui écrivent sur le fait d’être des gansgters n’ont pas vécu dans ces zones urbaines. Ils font des disques pour la classe moyenne américaine qu’ils trompent sur le fait qu’ils ont eu une vie difficile en grandissant”

Dans un pays encore marqué par les morts récentes de Tupac Shakur, Notorious BIG et toute la rhétorique du gangsta rap, la musique de Kool Keith constitue un appel d’air assez dingue. Et il a pour lui une forte crédibilité héritée de son premier groupe Ultramagnetic MC’s et de ses travaux en solos dont l’inaugural Dr. Octagonecologyst et son alias Dr. Octagon, gynécologue extra-terrestre venu de Jupiter rappant sur les beats ciselés de Dan the Automator et les scratchs de DJ Qbert. Légende underground dont le flow clinquant et incisif a influencé nombre d’artistes (dont Public Enemy), Kool Keith décide à la fin des années 1990 de se donner les moyens de ses ambitions avec une grosse production enfin promue par une major. Un nouveau disque qui reprendrait les contours narratifs de ses précédents travaux, entre SF et sexualité explicite (il chantait sur Sex Style en 1997: Niggas suck my dick and they girls drink my pee I’m on some S&M shit you can’t get wit) et assumerait, sans se prendre trop au sérieux, ses visions de rock star. 

Alors que Gil Scott-Heron voyait la conquête spatiale comme le pré carré des Blancs et un territoire interdit aux Noirs par la ségrégation raciale (contexte qu’il évoquait sur Whitey on the Moon), Kool Keith se présente comme un anti-super héros, freak ultime obsédé par le cul, lointain prémisse des protagonistes de The Boys et autres Kick Ass. Son Black Elvis se balade dans l’espace sans autre but que de nous faire marrer et de trouver un décor à sa musique futuriste. Pas né de la dernière pluie, il s’imagine déjà gagner sur tous les tableaux: rap, rock et techno. Et ça ne va pas vraiment se passer comme ça. 

 

Boom Bap sur Kraftwerk

Synthétique et minimal, le rap de Black Elvis/Lost In Space reprend les avancées de Dr Octagon, dans une version plus aride. Un titre comme Lost In Space est bien représentatif de la signature sonore du disque (produit par Kool Keith seul, à l’exception des patterns rythmiques programmés par KutMasta Kurt et Marc Live). On dirait une version boom bap de Kraftwerk, dont l’instrumentation est réduite à l’essentiel pour laisser toute la place au flow du maître. Static qui sample Our House de Madness ou Fine Girls (et son petit côté 2 Live Crew) sonnent comme un compromis idéal entre rap 80’s et sonorités futuristes par on ne sait quel miracle. Froid et cartoonesque (notamment le temps d’un featuring avec Roger Troutman de Zapp sur Master Of The Game), Kool Keith ne sonne pas du tout, mais alors PAS DU TOUT accessible. Pas de hook, pas de refrain, pas de single et des délires cryptiques en guise de punchlines, Keith est perdu dans l’espace, à son aise. On est aussi complètement paumé mais étrangement hypnotisé par cette série Z qui apporte un peu d’autodérision à un hip hop qui tourne un peu en rond, en attendant la suite. Kool Keith offre (et c’est déjà bien) une récréation aux esthètes gourmands. 

Classé à la 180ème place du Billboard, ce Black Elvis/Lost In Space est un échec commercial évident. Kool Keith retrouve le chemin de la Terre le temps d’encourager ses fans à envoyer des mails aux responsables de sa maison de disques pour les encourager à mieux faire leur job et promouvoir sa musique. En vain. 

Quand j’ai sorti cet album, je ne disais pas que je dupliquais Elvis Presley, plutôt que j’étais le Elvis Presley noir du rap. Toute ma personnalité c’était Elvis: les tournées, les filles, les costumes. Ça ne m’a pas emmené où je voulais. Tous les magazines rock et alternatifs ont parlé de moi mais les magazines urbains ne comprenaient pas. Ils se sont rattrapés avec Timbaland et Missy Elliott et des trucs comme ça.  » racontait-il en 2012 à Pitchfork. 

Il y a certainement du vrai dans cette idée d’un disque mal compris par le public rap, à une époque où les chapelles de genre étaient encore bien installées sur leurs fondations avant qu’un petit grain de sable du nom d’Internet vienne se poser dans la chaussure de l’industrie musicale. C’est d’ailleurs clairement le public techno qu’il draguera en sortant la vidéo de Livin’ Astro, diffusée dans le show MTV Amp, taillé pour séduire les fans de Orbital, Chemical Brothers et Underworld.

Kool Keith était un personnage unique dans la musique des années 1990 et ses tentatives et échecs représentent assez bien les carcans et limites de cette époque en termes d’esthétique et de visées commerciales. Surtout apprécié par le rap underground (on retrouve l’influence de sa patte chez Aesop Rock, Shabazz Palaces ou Beastie Boys) et la scène noise (il a été accueilli un temps chez Three One G), Kool Keith  a jeté un pont entre hip hop et musique électronique. On entend d’ailleurs un sample de sa voix sur Smack My Bitch Up de Prodigy (échantilloné lui même sur le morceau Floor Seats de ASAP Ferg, comme quoi rien ne se perd), le groupe qui aura fait aimer la techno aux punks.

 Ses multiples personnalités et alias, son vocabulaire subversif et coloré ont ramené un peu d’excentricité et de fantaisie dans le rap de la fin du XXème siècle renouant avec la flamboyance des années funk, de la Blaxploitation (à qui il aura piqué quelques tuyaux narratifs) et de l’afrofuturisme. Avec le recul, c’est souvent en fouillant dans les accidents industriels qu’on trouve les choses les plus divertissantes. 

ADRIEN DURAND

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Illustration: Ben Lupus pour Le Gospel

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