Une discussion avec Jenn Pelly, journaliste punk et DIY chez Pitchfork

© George Clarke

 

A l’origine, Pitchfork était un média défricheur et ô combien précieux dans les premières heures du chamboulement culturel de l’Internet musical, celui des fichiers téléchargés sur Napster, des premières connections à Myspace et des groupes indie qui pouvaient encore changer le monde. 24 ans après sa création, le site est devenu « the most trusted voice in music », sa baseline, a été racheté par un grand groupe de presse (Condé Nast) et doit imaginer vivre sans son créateur, Ryan Schreiber,qui a annoncé son départ en début d’année. N’empêche que si sa place de prescripteur mastodonte et ses événements aux allures de bal de promo pour millenials chiants peut agacer, il faut bien admettre qu’à la différence de pas mal de médias culturels Pitchfork n’a pas (trop) baissé son froc. Et continue bon an mal an, au milieu des news inintéressantes sur la vie de Kanye West et les rentrées d’argent de Beyonce, de documenter les scènes punk et émergentes, grâce notamment à de jeunes journalistes à la plume impressionnantes et à une liberté éditoriale qui ferait rêver plus d’un pigiste en France. Jenn Pelly est de ceux là. Depuis New York, elle chronique la vie d’une petite scène qui occasionnellement passe dans le domaine public. J’ai pensé à l’interroger suite à sa story (non pas Instagram) sur le groupe Pinegrove, étoile filante emo 4ème génération dont la course vers le coeur des teenagers s’est arrêté suite à une histoire de harcèlement en pleine vague #balancetonporc , qui aura bien entendu aussi touché la scène rock indie.  Un papier de 30 000 signes malin et engagé, baigné par la personnalité et les doutes de celle qui l’a écrit. Il n’y a pas que Cardi B sur Pitchfork (et dans la vie) et c’est grâce à des gens comme Jenn Pelly.

Tu te souviens du premier article que tu as écrit sur la musique? Et si oui, est-il toujours en ligne?

J’ai grandi avec Internet, donc la première fois que j’ai écrit sur la musique ça devait être sur LiveJournal (un ancêtre des réseaux sociaux-ndr). J’ai décidé de devenir journaliste musicale quand j’avais 13 ans. J’ai commencé à écrire dans le journal du lycée ainsi que dans un hebdomadaire alternatif local, The Long Island Press. Bien heureusement, il n’y a pas de traces de ces articles en ligne.

Je ne me rappelle pas du premier article sur la musique que j’ai écrit mais il y en a un qui m’a marqué. C’était dans le journal du lycée et je l’avais écrit avec ma soeur jumelle Liz, qui est aussi journaliste, connue pour sa critique de l’industrie du streaming. On gérait ensemble le journal en quelque sorte, moi en tant que rédactrice en chef et elle en tant que responsable de la rédaction et on a décidé qu’on révolutionnerait un peu ce journal pendant notre dernière année. En 2006, le département de musique de notre école a interdit aux musiciens solistes cités et donc reconnus pour les concerts organisés au printemps. Nous avons interrogé plein de gens et finalement, cette politique un peu étrange a été supprimé par l’école. J’imagine qu’on essayait de donner un peu de visibilité à des artistes peu connus déjà à cette époque.

Tu peux me parler de tes premiers chocs musicaux et esthétiques? 

En grandissant au début des années 2000 à Long Island, j’ai été exposé à beaucoup de musique. Elle n’était pas nécessairement bonne mais il y avait énormément de groupes. La plupart très influencé par Taking Back Sunday et toute la troisième vague emo. Il y avait beaucoup de concerts tous les week-ends: emo, hardcore, pop-punk, grindcore… Je découvrais aussi l’indie rock, le grindcore, le metal. C’était une époque très stimulante mais aussi très compliquée pour moi. Le monde de la musique était dominé par les hommes et souvent très misogyne et quand je m’en suis rendu compte je me suis mise à écouter des choses différentes: Fiona Apple, Sleater Kinney, Cat Power, Bjork, The Velvet Underground etc… Liz et moi on explorait tout ça ensemble. Mais à la maison, notre famille n’était pas spécialement intéressée par la musique. J’ai découvert le monde du DIY quand j’étais ado via mes amis musiciens, qui sortaient eux mêmes leurs disques, organisaient des concerts dans le jardin de leurs parents. En somme, ils n’étaient pas dans l’attente, ils étaient pro-actifs. Ca m’a beaucoup inspiré. Je savais que je voulais écrire donc je me suis lancé. En 2009, j’ai commencé à devenir DJ pour WNYU 89.1 FM (radio de l’université de New York-ndr) et ça m’a ouvert sur la musique expérimentale et sur de nouvelles façons de penser. Ca a aussi changé ma vie. Je suis une grande partisane des « college radios ».

Comment t’es tu retrouvée à écrire pour Pitchfork? Tu peux nous parler de ta collaboration avec le média? 

J’étais une pigiste très active pendant tout le temps où j’étais à l’université. Quand j’ai eu mon diplôme, j’avais déjà contribué à beaucoup de sites en lignes et de magazines papiers. Il y a eu un poste ouvert pour devenir journaliste chez Pitchfork et ils m’ont contacté. Depuis janvier 2018, je suis rédactrice externe.

Je lis tes articles sur le punk et des groupes peu connus. Comment parviens tu à leur donner de la visibilité sur un média comme Pitchfork?

Pitchork m’a toujours offert beaucoup de liberté. Le site a évolué au cours des années mais les gens qui travaillent là bas sont toujours curieux et aventureux. Ils sont juste ouverts à ce que je leur propose.

J’imagine que tu connais la phrase « Our Band Could Be Your Life ». Est-ce que tu t’y retrouves? Et si oui à quel niveau et avec quel groupe? 

Oui je me retrouve beaucoup dans ce concept. Ca été un principe qui m’a guidé dans la vie. J’écoutais les Minutemen récemment et j’y repensais. Les Raincoats me viennent à l’esprit aussi. Leur musique c’est le son de la vraie vie. Quand j’écrivais mon livre sur eux, je pensais beaucoup à la « logique Raincoats« . Pour moi, cette logique a beaucoup à voir avec le fait de trouver de la force dans la vulnérabilité et l’improvisation et ne pas avoir peur de montrer ses failles . Il y a une phrase dans la chanson « Fairytale in the Supermarket » qui dit « personne ne t’apprend comment tu dois vivre » qui je pense est une image magnifique de ce que le DIY veut dire. C’est très puissant de se rendre compte que l’on apprend à vivre en avançant pas à pas. Pour moi, c’est le reflet du fait que personne n’est capable de tout maîtriser et que l’on avance toujours vers quelque chose de nouveau. Il y a de l’instabilité dans ce processus.

Tu penses qu’un journaliste peut être ami ou proche d’un groupe dont il parle? 

Non je ne pense pas. Et je le dis car je suis amie avec de nombreux musiciens depuis que j’ai 13 ans et je n’écris pas sur leur musique. Il y a eu quelques occasions où je suis devenue amie avec quelqu’un après avoir écrit une critique sur sa musique mais j’ai tout de suite coupé court. Je pense qu’on peut être plus flexible quand on mène une interview. Cela peut être utile et productif d’avoir un socle relationnel avec un artiste et il est toujours possible de le dévoiler ensuite. Par le passé, j’ai pu collaborer avec des amis musiciens, par exemple Priests  où l’interview que j’ai réalisé en 2016 a été publiée ensuite par Rough Trade Books en 2018 mais je vois plus ce genre de choses comme un projet créatif et moins comme faisant partie de mon travail de journaliste.

J’ai lu ton article sur Pinegrove. Tu peux nous en parler?

C’était une histoire très difficile à documenter et c’est une histoire dont il est encore plus difficile de discuter. Mon approche était impartiale. J’ai essayé d’enquêter, de couvrir tous les aspects et d’interroger le plus de gens possibles. Je pense qu’il est très important de continuer de rendre compte des zones grises de #MeToo.

A l’aune du mouvement #MeToo, peux tu nous parler de la place des femmes journalistes dans la presse musicale? Quelque chose a-t-il changé récemment?

En 2011, j’étais en dernière année à NYU, et il y avait une conférence en l’honneur de Ellen Willis, critique musicale défunte et qui est une de mes écrivains préférées (je ne pourrais jamais assez remercier la personne qui a publié l’anthologie de son travail que j’ai lu à 21 ans). Je me souviens que Ann Powers a écrit un article pour NPR à propos de cette conférence qui disait « c’est un âge d’or pour les femmes qui écrivent sur la musique. » En 2019, je pense toujours que c’est vrai même si le journalisme en général lutte pour trouver des modèles d’existence stables. La place des voix féminines dans le journalisme musical a été très importante. C’est vraiment déprimant de lire des archives d’articles sur la musique qui laissent passer autant de misogynie. Je ne peux pas vraiment être nostalgique d’un certain journalisme musical du passé.

Tu peux nous parler de ton activité d’organisatrice de concerts? 

Quand j’ai commencé à aller à des concerts au lycée, ça m’a ouvert un monde nouveau et j’ai eu envie de participer. Liz et moi on organisait des concerts quand on était adolescente, dans l’arrière cour de nos parents. A l’université, je travaillais sur des concerts, au bar, à la porte, comme videuse même parfois et j’ai pu apprendre ce qu’il fallait pour organiser un concert dans un lieu non conventionnel. Je veux promouvoir des événements intéressants et inhabituels à New York. C’est la raison qui me pousse à booker des concerts et celle qui m’a fait démarrer un projet autour de la performance. Ce n’est pas ma priorité mais j’aime le faire quand on me le propose. J’ai commencé à collaborer sur des événements chez Pitchfork avec Brandon Stosuy en 2013 et je collabore avec lui sur Basilica Soundscape depuis 2017 (un lieu de résidence artistique fondé par Melissa Auf Der Mauer).

Comment est la scène musicale et DIY à New York?

Il y a toujours de l’excitation même si l’année dernière a été très difficile avec la fermeture de Silent Barn (salle communautaire basée à Brooklyn-ndr).  Beaucoup de clubs DIY ont fermé récemment donc l’année dernière, je me suis prise en main et j’ai organisé un concert dans ma maison! Je passe un peu de temps à Los Angeles en ce moment pour échapper à l’hiver mais j’ai hâte de retenter l’expérience en rentrant. Tiens mes librairies préférées à New York sont Molasses et Book Row et j’aime aussi beaucoup traîner à Flowers For All Occasions, Happyfun Hideway et Saint Vitus. Tu devrais y aller!

Comment la gentrification influence-t-elle la musique? Connais tu un endroit aux USA où la scène musicale DIY est intéressante et échappe à ce phénomène? 

La gentrification devrait être une préoccupation majeure pour tous les artistes. Il faut être capable de faire son autocritique. C’est ce que j’expliquais dans mon papier pour Pitchfork sur la fermeture de Silent Barn. Je recommande aussi cet article sur la scène musicale de McAllen au Texas. 

Tu écris souvent de longs articles. Ici en France, les médias baissent un peu les bras en jugeant le public trop paresseux pour lire autre chose que des news ou regarder des vidéos très simplifiées de quelques dizaines de secondes. Comment penses tu qu’il soit possible de rester exigeant intellectuellement? 

Je ne suis pas sûre de connaître la réponse exacte mais tout ce que je peux dire c’est que la puissance des retours, le temps passé par les gens sur mes articles et le nombre de livres que j’ai vendu prouve qu’il y a encore une audience conséquente de lecteurs intellectuellement engagés et curieux qui existe. Il ne dépend que de nous de cultiver cette exigence.

Vous pouvez retrouver toutes les infos sur le travail de Jenn Pelly sur son site

Crédit photo: Kara Vorabutr

 

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