Pourquoi les albums de rupture nous fascinent-ils tant?

Quand on les cherche sur Internet, ils sont souvent listés dans un ordre sensiblement identique. Ils sont supposés exprimer des moments  douloureux tout en nous permettant de traverser les épreuves imposées par de notre vie affective. Certes, les ruptures amoureuses fournissent l’essentiel du contenu des paroles de chansons pop mais plus fascinants encore sont les albums entiers consacrés à la thématique. En l’occurrence c’est peut-être dans l’excès que réside le plaisir.

 

Des peines de cœur plus grandioses.

Ces disques viennent nous dire que nos peines de cœur valent bien un cycle entier de chansons. Et si les mots « albums » et « disques » vous renvoient au siècle dernier , souvenez-vous que Lorde a sorti son Melodrama en 2017 à l’âge de 21 ans. Elle a alors saisi l’occasion de mettre à l’amende bon nombre de ses contemporain·es en éclairant à peu près toutes les facettes des émotions de la rupture à la lumière du passage à l’âge adulte. 

Mais peut-être que ces disques dégagent avant tout un parfum suranné dans leur caractère hors-normes. Quand Jason Pierce convoque une bonne centaine de musiciens pour enregistrer Ladies and Gentlemen, We Are Floating in Space, sa grande symphonie dédiée au manque (d’amour, d’héroïne, ou les deux), il nous rappelle le caractère tragique de la rupture amoureuse, l’issue inéluctable d’une mécanique mise en branle bien plus tôt. La démesure est alors seule capable de rendre compte du maelström de sensations et de sentiments. A la fois parfaitement ordonné et absolument chaotique, le vacarme déployé par Spiritualized sonne comme un équivalent des épopées cinématographiques passées. Qu’on pense à Lawrence d’Arabie, au Docteur Jivago, à Autant En Emporte Le Vent ou à la trilogie du Parrain, c’est presqu’un genre à part entière que celui de ces films retraçant des vies humaines (parfois sur plusieurs générations) durant plus de 3h et se coltinant les questions existentielles à grand renfort de tirades déclamées par des acteur·trices souvent venu·es du théâtre. Aujourd’hui, le temps de ces films-fresques plus grands que nature semble révolu. 

Si vous vivez vos relations comme un roman russe, l’amour est cette force plus grande que vous et à la fin vous souffrez quoiqu’il arrive. Oui c’est très adolescent et oui ça se marie très bien avec la musique pop, un témoignage de cette période de la vie où les déceptions paraissaient plus énormes et plus dévastatrices. Quand l’amour vous envoyait en Enfer sans que vous sachiez si vous auriez la force d’en sortir. L’époque où la maladie d’amour pouvait prendre toute la place parce que vous aviez finalement peu de préoccupations en dehors de ça. En vieillissant nos vies intimes sont plus complexes, peut-être plus nuancées, en tous cas moins entières.

 

Se sentir moins seul·e mais plus sale.

Se fader le 808s & Heartbreak de Kanye West c’est prendre un plaisir tendance SM à écouter quelqu’un pleurer sur son propre sort et insulter le monde à notre place. Tous les sentiments éprouvés ne sont pas très reluisants dans la traversée chaotique de la fin d’une histoire et il faut bien un monstre d’égotisme comme Kanye pour tenir compagnie quand on est seul·e avec un grand vide et de la douleur tout autour. Dès «Say You Will», le chanteur se lamente isolé au milieu d’un désert de glace. Il tire parti de son usage (à l’époque nouveau) de l’autotune pour dépasser et souligner ses propres limites vocales, aboutissant à un hululement robotique comme si le HAL de 2001: l’Odyssée de l’Espace se mettait à pleurer. West exprime sa colère et sa peine avec des mots si génériques qu’ils semblent sortis de la carte-mémoire d’un ordinateur découvrant les sentiments humains. Même s’il dira qu’il ne s’épargne pas, Kanye agonise d’insultes les femmes en général et plus particulièrement celle qu’il accuse de l’avoir délaissé.

Il lui faut bien une bonne dizaine de chansons pour se vautrer dans la rancœur et la mauvaise foi crasse. Il y a sans doute quelque chose d’assez répréhensible à apprécier ce genre d’albums. Oui oui, la dimension cathartique de l’Art tout ça, il n’empêche qu’un Marvin Gaye qui se drape d’une toge sur la pochette de Here, My Dear, ça manque un peu de retenue. Comme chez Kanye West on pourra arguer que cet album gorgé de rancœur est plus subtil qu’un simple règlement de comptes avec son ex-femme Anna Gordy, toujours est-il que les références récurrentes à l’argent que lui coûte son divorce (« Why do I have to pay attorney fees (My baby’s) » au hasard sur Is That Enough ) dessinent un portrait peu reluisant des rapports entre les deux personnes concernées, au détriment de l’ex-femme. Le comble de l’élégance est atteint sur des titres comme You Can Leave, but It’s Going to Cost You . Avec toute la bonne volonté du monde on peut trouver ça drôle mais ce n’est assurément pas distingué.

Peu d’entre nous sont, comme Future sur Monster (sa mixtape de goule ultraviolente et misogyne), rentré·es un soir chez eux·elles pour engager un ménage à trois tout en pensant à leur ex. En revanche nous somme nombreux·ses à avoir souhaité à notre ex de penser à nous quand iel baise avec l’autre. Le storytelling entourant la sortie de Monster en 2014 met l’accent sur la rupture récente du rappeur avec sa fiancée la chanteuse Ciara, comme pour justifier les horreurs débitées aux oreilles du public (« I’m a monster on these hoes », merci le patriarcat). Ce mélange de vantardise hors du monde (franchement répugnante) et de tristesse terre-à-terre fait du disque de rupture un plaisir sadomasochiste légèrement coupable. Mais c’est à ce genre de catharsis un peu glauque que sert la Pop, permettant de replonger comme dans n’importe quelle substance récréative, le danger en moins.

 

En quête d’intimité authentique.

Cerise sur le gâteau moisi : cette curiosité morbide va jusqu’à l’idée que les déboires sentimentaux des musicien·nes ancreraient tout particulièrement ces enregistrements dans le réel. Le vrai drame émotionnel ajouterait un supplément d’âme, une authenticité à la musique ainsi produite. De la lorgnette de la petite histoire au voyeurisme, il n’y a qu’un pas et l’appréhension du disque de rupture marche le long de cette mince frontière. Là encore, cela témoigne peut-être d’une vision révolue de la pop où l’anecdote ajouterait de la valeur à la musique, faisant d’un certain journalisme rock un magazine people de gens déjà morts. Quitte à ajouter une couche de storytelling au besoin et au corps défendant d’un Bob Dylan qui s’est acharné à dire que son tendre et atrabilaire Blood on the Tracks devait davantage à Tchekhov qu’à son propre divorce de l’époque. Dès l’année de la sortie du disque, son auteur déplorait : « It’s hard for me to relate to that. I mean, people enjoying that kind of pain. » Malgré les efforts de Dylan pour dénier à Blood on the Tracks un caractère autobiographique, celui-ci est identifié comme tel dans la culture pop et cité par Hank Moody (Californication) comme un classique des albums de rupture.

Alors finalement, qui fait l’album de rupture ? Peut-être bien son public. Il y a assurément un peu de voyeurisme là-dedans, une sensation pour les auditeur·trices d’entrevoir l’intimité des idoles qui les désacralise un peu tout en donnant paradoxalement à leurs peines les plus triviales un éclat surhumain. Tout ça exprimé dans une musique qui bataille depuis toujours avec son manque d’authenticité (relire ici Agnès Gayraud), à destination d’un auditoire qui n’est pas dupe du caractère industriel de la pop qu’il écoute. Les déceptions amoureuses supposément vécues par les musicien·nes donnent un peu de crédit aux larmes bien réelles qui coulent à l’écoute des chansons. Elles viennent réaffirmer que cette musique qui nous émeut n’est pas/ne veut pas être une simple marchandise, un bien de consommation industriel comme un autre. 

A l’heure de la recomposition des équilibres amoureux et de la fin annoncée du monopole du couple, à quoi ressembleront les albums de rupture ? Que se passera-t-il quand la remise en cause des modèles de relations sentimentales passera dans le mainstream et sera mise en chansons ? C’est quoi un album racontant la rupture d’un polyamour ? Comment parler du sentiment amoureux « classique » qui se transforme en une estime voire une amitié, avec peut-être des allers-retours entre ces formes de sentiments ? Quelques pistes sont déjà abordées avec Emotion: Side B de Carly Rae Jepsen qui, comme le pointe Brad Nelson, évoque l’amour et ses chagrins non pas frontalement mais dans leurs interstices, quand la rupture n’est pas encore là ou que la relation implique un abandon au coût trop élevé pour les control freaks que nous sommes devenu·es. Qu’est-ce que la Pop aura à dire de ça ?

Pierre Démotier

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