Mickey Rourke: beauté volée

 « He could break your heart with a look.”

Bob Dylan

On a souvent en tête l’image du vétéran américain estropié et alcoolisé, faisant la manche en baragouinant dans une barbe éparse (Tom Waits dans Fisher King par exemple). Ce serait oublier un peu vite que nombre de soldats sont rentrés des grandes guerres du XXème siècle à la sortie de l’adolescence. Une vie devant eux, déjà marquée par  les traumas de la violence humaine à laquelle on les avait sommé de participer, comme une preuve de virilité et d’attachement à leurs patries. 

Des vétérans, Mickey Rourke en a incarné de nombreuses fois à l’écran, prêtant son visage d’ange déchu à ces figures d’hommes cassés, torturés par des secrets cannibales et incapables de trouver l’apaisement. A bien des égards, la vie de Rourke se confond à celle des personnages qu’il incarna durant un âge d’or personnel dans les années 1980. Né à New York et relocalisé en Floride suite au divorce de sa mère, l’acteur grandit à Miami et fréquente assidûment les rings de boxe. Tombé en amour un peu par hasard avec le jeu théâtral, il finit par retourner à New York sans un sou en poche et passe une audition au mythique Actors Studio devant un Elia Kazan époustouflé. La légende s’écrit peu à peu au fur et à mesure que l’acteur surdoué prend du galon et impressionne ceux qui croisent sa route.  Sa grâce féline chargée en testostérone, qui transpire le danger urbain, évoque un mélange sulfureux de Marlon Brando, Albert Camus et Gene Vincent. Il est alors une alternative aux acteurs qui montent à Hollywood et qui semblent beaucoup plus lisses que lui. Dans Rusty James, de Francis Ford Coppola, il explose et vole totalement la vedette à Matt Dillon, un jeune premier censé prendre le cœur de l’Amérique à sa place. 

Pourtant, dès cette époque, le ver est dans le fruit et Rourke semble marcher sur un fil comme un équilibriste. Insoumis et rebelle par nature plus que par posture, il développe une relation SM au succès. Sans que l’on sache qui fouette qui et si l’intéressé connaît bien le safe word. Quand un journaliste du Chicaco Tribune lui demande en 1985 si il a rencontré des traders pour préparer son rôle dans le thriller érotique 9 semaines et demi, il balaie l’idée du revers de sa main sale: “J’ai essayé pendant une journée mais c’était vraiment chiant, donc j’ai arrêté. C’est de toute façon mieux que je propose ma version personnelle d’un mec de Wall Street”.

Le plus grand talent de Rourke est en effet d’avoir toujours réussi à revisiter des personnages éculés en leur offrant une incarnation toute personnelle et une complexité charnelle qui invite le spectateur à regarder au-delà de ses repères. A cet égard, un de ses rôles les plus emblématiques est probablement celui du détective privé Harry Angel,  envoyé par un De Niro diabolique (no spoiler) en quête d’un crooner disparu, vétéran de la seconde guerre mondiale, revenu traumatisé des champs de bataille européens. Il trimballe ainsi sa carrure de boxeur fatigué des plages désertes de Coney Island aux ruelles sombres de la Nouvelle Orléans, comme notre guide dans une descente aux Enfers. Sans vous gâcher le plaisir de ce film noir et puissant, Angel Heart est une parabole très parlante de la quête de célébrité au sein d’un show business historiquement assoiffé d’innocence. Un rôle à la pleine mesure de Mickey Rourke, qui à la façon d’un adolescent rétif mal dégrossi, rejoint la caste des surdoués inadaptés, plus prompts à casser leurs jouets qu’à accepter les règles du business. Si Hollywood tolère que ses employés jouent avec le feu, c’est simplement le temps d’encaisser quelques chèques. Car, l’industrie, à l’image de Louis Cyphre dans Angel Heart, finit par réclamer les âmes qu’elle a acheté, et mate toujours d’une façon ou d’une autre les fortes têtes qui se sont pris les pieds dans leurs illusions de grandeur.

Mickey joue-t-il à merveille les personnalités problématiques car il est par essence un outsider caractériel? Difficile de ne pas y penser. A l’image de cette violence qui boue en lui et du personnage d’Henry Chinaski (alter ego de Bukowski dans l’adaptation de Barfly), il cherche la bagarre. Coûte que coûte et en se trompant souvent d’ennemi. Le pote de soirée de Tupac Shakur et Mike Tyson refuse successivement des rôles principaux dans Top Gun, Le Silence des Agneaux, Pulp Fiction, Rain Man. Le point de non retour est atteint avec le fiasco Homeboy, dont il a écrit le scénario et envisagé un temps d’assurer la réalisation. En vain. Le plafond de verre d’Hollywood se brise sur lui. Les cicatrices ne sont pas apparentes mais restent pourtant profondes. Le cinéma ne se laisse pas faire. 

Dans L’Année du Dragon de Michael Cimino, un de ses plus beaux films, il apparaît une fois de plus en vétéran, flic en pleine montée de syndrome post-traumatique qui confond Chinatown et ses souvenirs du Vietnam. Affublé d’une chevelure grisonnante censée le vieillir de quelques années (et qui le fait ressembler à Kiefer Sutherland dans The Lost Boys), la jeunesse de Rourke paraît éternelle, inviolable. Entre 1991 et 1994, Mickey prend les devants sur le temps qui passe et qui menace d’entamer ses traits d’Apollon sale et méchant. Il laisse de côté les tournages et remonte sur le ring. Il descend de l’Olympe pour éprouver son humanité. En trois ans, son corps est réduit en miettes, ses os brisés, ses pommettes juvéniles pulvérisées à plusieurs reprises. La réalité et la fiction se mêlent dans une relation incestueuse digne de celle d’Angel Heart. Désormais paria, il rejoint la file de la banque alimentaire du cool, aux côtés de Dennis Rodman et Jean-Claude Van Damme, impénitents fêtards qui abordent les excès comme un sport extrême.

Le roi du rebond des Bulls et Rourke ont plus d’un point commun. Dans The Last Dance, documentaire d’auto-célébration monté par ESPN à la gloire de Michael Jordan, on aperçoit un soupçon d’humanité dans le comportement de Dennis Rodman, enfant sage et adolescent suicidaire qui retrouve goût à la vie dans les excès d’une vie de rock star. Incapable de se réfréner, de ne pas boire le verre ou prendre la ligne de trop. Perdu quelque part dans les limbes d’une licence totale, Carpe diem motherfucker, pourvu qu’on parvienne à aller au bout d’une journée de plus sans se tirer une balle. Rourke est fait du même bois. Sa carrure a beau s’être épaissi, il n’a jamais atteint l’âge adulte. C’est désormais en “quinquado” (pour reprendre ce terme popularisé par une certaine presse dédiée au développement personnel) que l’acteur hante les plateaux qu’on veut bien lui ouvrir. Dans Spun du modeux Jonas Akerlund, en 2003, il est le monsieur Loyal d’un drôle de cirque de junkies, dans un crossover foireux de Requiem For A Dream et Nowhere. C’est à une étrange paternité qu’il accorde son retour en grâce. Beau Jack, Loki, Chocolate… l’acteur se crée une famille rêvée en s’entourant de chihuahuas, une race de chiens trop fragiles pour marcher plus de quelques mètres sans être portés, inadaptés à la réalité violente du monde. Dans The Wrestler, il (re)fait des merveilles en catcheur en bout de course. Un récit qui fait un lointain écho à Homeboy, le grand échec de sa vie. Et où, il assume enfin son âge et les affres d’une vie chaotique. 

Mickey Rourke refuse de se coucher. Refuse de rentrer dormir. Refuse de tricher. Comme un boxeur qu’on a longtemps payé pour perdre et qui s’estime en droit de mener son dernier combat pour de vrai. Silhouette macabre et bodybuildée, il s’empare d’un decorum rock’n roll de pacotille, lui qui se rêve en Elvis Presley à Vegas mais ressemble au Johnny relooké par Christian Audigier. Mickey mourra dans les paillettes, au milieu de ses motos de collection et des sextos envoyés par des starlettes vulgaires d’Instagram. En 2020, il est apparu en étrange succube redneck, assassin lipu du père de Bella Thorne, une idole adolescente du Disney Club, reconverti en cam girl softporn. Un mannequin de cire en déconfiture qui n’a jamais accepté de grandir, illustrant à merveille la citation de Neil Young qui ornait la lettre d’adieu de Kurt Cobain “Rock and roll is here to stay/ It’s better to burn out than to fade away.”

ADRIEN DURAND

Ce texte est initialement paru dans le numéro 8 du zine papier LE GOSPEL, disponible ici.

Vous pouvez aussi faire un don par ici

.

Article Précédent

JT Leroy & Anna Sorokin: le canular au rang d'art

Prochain article

Mes errances nocturnes avec Julian Casablancas

Récent