La communication a gagné la bataille contre la musique (mais on l’a bien cherché)

 

Il y a des choses que je m’étais promis de ne jamais faire dans la vie: manger du jambon blanc, sauter en parachute et … devenir attaché de presse musique. Au final, c’est un boulot que j’ai pris parce que la vie que j’ai choisie me l’a mis sous le nez, qui m’a toujours permis de bouffer et  de transmettre (je crois) une certaine vision de l’art, du travail et du monde. Enfin jusqu’à maintenant, parce que plus ça va, plus je me demande combien de temps tout ça va tenir. Voici quelques pistes de réflexion qui me sont apparues sur le vif au quotidien et qui portent un regard sur l’état de cette baleine blanche qu’on appelle “musique actuelle”.

La créature de Frankenstein

La première chose que j’explique aux gens qui me contactent pour que je communique sur leur projet musical est la suivante: la presse ne fait plus vendre de disques (ou presque) et il est très difficile de quantifier précisément les effets bénéfiques des retombées médiatiques sur la réussite commerciale d’un projet (et c’est sûrement mieux comme ça). C’est d’ailleurs l’effet pervers du job d’attaché de presse: si ça marche, ça n’est jamais grâce à lui/elle. Si jamais, le projet ne rencontre pas le succès espéré, au pilori le PR! (A mon humble avis, les relations presses doivent agir sur l’évolution d’un projet musical comme une pièce maîtresse mais pas comme le seul moteur). 

 Selon moi, il y a plusieurs clés de réussite dans une collaboration réussie avec un communicant:

  • La confiance réciproque 
  • Le sens des réalités de l’artiste (et de son équipe le cas échéant, qui ose rarement lui mettre les yeux en face des trous)
  • La connaissance du paysage médiatique (vous ne lisez pas la presse, ne soyez pas attaché de presse). 
  • L’alimentation d’un cercle vertueux (concerts, disques, collaborations, prises de paroles…)

Si la presse ne fait plus (vraiment) vendre, alors comment “get rich or die tryin’” ? Autrement dit, comment se créent la réputation et le succès d’un groupe? Et bien de nos jours c’est grâce à cette créature de Frankenstein qui a été mise au point non par un scientifique reclus mais par une bande de villageois avides de pouvoir: le public. 

Aussi anticapitaliste que je puisse être, j’aurais toujours tendance à penser que pour comprendre quelque chose, il faut s’intéresser à son financement. Pourquoi et comment le public a-t-il supplanté la presse dans son rôle de prescription et de recommandation? La première cause (et c’est mon collègue/ami Michael Patin qui me l’avait mise sous le nez), est la crise du disque. Même si elle commence à dater (certes) et que l’industrie musicale est en train de trouver un nouveau souffle (pour l’éthique on passera, mais ça on y reviendra), la presse musicale s’est essoufflée par manque de moyens puisque son principal annonceur/pourvoyeur (les maisons de disques) s’est détourné d’elle. Ici, il serait sûrement aussi un peu bête de ne pas corréler une perte d’habitude de l’acte d’achat de la presse musicale à celle de l’objet physique du disque. 

Pendant ce temps là, les réseaux sociaux (au sens très large du terme, sous lequel on pourrait rassembler autant YouTube que Facebook, Instagram, Twitter, Spotify ou les nouvelles applis de danse) ont présenté un modèle on ne peut plus séducteur pour les annonceurs. Accessibles gratuitement mais sous condition de récupération de données personnelles, ces nouvelles plateformes ont réussi le tour de force de camoufler des régies publicitaires en forums de discussions et de remettre tout le monde à niveau: il n’est plus nécessaire d’être critique de musique pour critiquer la musique, il suffit simplement d’avoir envie de l’ouvrir (on est en démocratie non?). Toutes les prises de paroles se valent, voire pire: celle du public serait plus sincère car objective et détachée de tout arrangement financier préalable. 

Dans ce tsunami pas vraiment prévisible, les médias musicaux ont dû rapidement se sentir comme le personnage de Channing Tatum dans 21 Jump Street: complètement largués. Sommés de participer à une party où ils n’avaient pas été invités, ils ont dû lutter avec les moyens du bord pour capter un peu l’attention de leurs (in)fidèles lecteurs: “clickbait” (ici revoir l’excellent The Square ), argumentaires clivants, community managers rentre-dedans, création de contenus viraux qui semblent bien loin d’une quelconque réflexion de fond….sans le savoir, une bonne partie des médias en pensant flatter les algorithmes en perpétuel mutation ne faisaient que se mettre un peu plus à dos leurs lecteurs. Pendant ce temps-là, des trucs du genre Sens Critique, Maskey ou Brut coupaient l’herbe sous le pied de toute une profession et encourageaient l’idée qu’une opinion peut tenir en une phrase ou que le journalisme doit absolument être « viral » pour exister. Et que d’écouter un artiste c’est forcément l’aimer, le soutenir, sauter du pont avec lui sans réfléchir aux forces économiques et industrielles en mouvement autour de nous. 

Public 1- Médias musicaux O. Mais on ne pourra pas dire que certains ne l’ont pas un peu cherché, à force de vendre leurs couvertures aux plus offrants et d’ouvrir leurs pages rédactionnelles aux marques de manière plus ou moins franche . A qui ferez vous confiance? Kevin, internaute lambda qui a payé sa place pour le festival des Eurocharrues ou cet enfoiré d’Adrien Durand qui a très certainement été payé pour en écrire du bien après qu’on lui ait filé coke et Champagne? On est d’accord. On notera que la France est un des pays qui exprime le plus de défiance à l’endroit de ses médias, ce que je peux parfois comprendre mais qui me semble en général dénoter d’une forme de paranoïa assez malsaine. 

Le résultat de tout cela c’est qu’on se retrouve avec une armée d’internautes en pleine montée de “god syndrome” persuadés d’avoir digéré cinquante ans de musique moderne grâce à quatre fiches Wikipedia et deux playlists Spotify.  Et prêts à en découdre si vous osez dire que vous n’ avez pas grand chose à foutre des Beatles, que Dua Lipa est surtout là pour vendre de l’Evian et que franchement la voix de Stromae me donne juste envie de jeter mon ordinateur contre un mur. Désormais, une bonne partie de la vie de journaliste musique se retrouve vampirisée par les foudres de trolls plus occupés à s’indigner sur la foi d’un titre d’article (« accessible seulement aux abonnés ») que de proposer une réflexion de fond ou un échange constructif. On notera que cette fameuse bienveillance réclamée par les fans aux journalistes envers leurs artistes préférés devient souvent l’excuse d’une forme de cyber-harcèlement totalement hallucinante (et qui repose généralement sur le point Godwin de la critique musicale “XXX au moins il a sorti un disque, sale journaliste/musicien frustré”).

Et pendant ce temps là, que font les artistes? Ils draguent le public sans passer par les médias (sauf Le Monde et Télérama pour faire plaisir aux parents), s’érigeant aussi à leur manière comme plateformes médiatiques et se gardant bien souvent d’être encartés par un média de peur de froisser Sébastien le woke  anti-Inrocks ou Paul-Alban le zemmouriste anti-Libé. Comment donc se faire remarquer dans un monde où une photo de chaton ou une vidéo de danse débile font plus cliquer qu’une annonce de sortie de disque? Diffuser plus de photos de chatons et de vidéo de danse débile  pardi.

Massacre à la tronçonneuse

Le temps avançant (et le paysage médiatique musical se désertifiant à vue d’oeil), on me demande de plus en plus souvent du conseil sur la communication digitale, “sociale”, qui s’adresse donc directement aux auditeurs potentiels. On pourrait très certainement y voir une sorte de déclinaison de l’approche “directement du producteur au consommateur” (et de laquelle on aurait exclu le fameux complot médiatique) si cela ne comportait pas un revers de la médaille en forme de vide créatif. Je m’explique.

J’ai cette étrange impression que désormais le public ne cherche plus vraiment à écouter de la musique mais à simplement puiser dans les disques et le discours des artistes des petites séquences virales qui vont lui permettre de parler de son sujet préféré: lui-même. Un truc comme L’odeur de l’essence  d’Orelsan ou l’apparition sur TF1 de Stromae évoquant sa dépression sur fond de washi washa promotionnel racontent exactement ça. L’artiste est devenu une sorte de librairie de contenus open bar dans lequel le public peut puiser de quoi alimenter sa propre communauté, son propre storytelling. Et ne blâmez pas les « jeunes » (qui eux continuent d’acheter des disques et faire vivre une certaine vision de l’underground). Autour de moi, ce sont les 30-50 ans qui tombent le plus franchement dans tous les panneaux de communication tendus par les artistes stars . 

Partant de là, il n’est pas étonnant de voir que la musique est désormais traitée principalement sous l’angle sociétal par la presse (et plus critique). Elle n’est plus qu’un terrain d’identification ou de rejet, et on se complait chacun à se reconnaître dans le storytelling d’un artiste plus que dans sa musique véritable. Il est plus simple et moins clivant pour les journalistes de simplement “raconter” un artiste au public que de le mettre en question (je suis d’ailleurs le premier à le faire).  Car n’oubliez pas: l’artiste est courageux, il crée LUI (même si c’est désormais davantage du contenu pour les réseaux sociaux que des morceaux pour un nouveau disque). 

On se retrouve avec une vérité pas simple à regarder en face: les gens ne lisent plus beaucoup la presse (musicale) car elle se met parfois en travers des stratégies de communication de l’industrie et de ses artistes (et merci à elle). Quand la presse musicale traditionnelle continue d‘être attachée au format album, elle semble bien isolée, tant ce qui prédomine le paysage est bien souvent réduit à des “coups” : clips surproduits, teasers, sketches, chorégraphies Tik Tok, apparitions dans la BO d’Emily In Paris et que sais-je encore. 

A cet égard, les documentaires musicaux produits par les artistes eux-mêmes (Beastie Boys, Angèle, Laurent Garnier ou le Kanye West qui arrive ) ne sont que des façons de prolonger sur un format plus long cette approche. Ils ne diffèrent pas des publireportages publiés depuis les années 1970 par la presse musicale mais ils finissent par être les seules prises de paroles sur la musique qui dépassent la taille d’un Tweet à avoir un peu de visibilité (bien sûr que j’exagère) . Et c’est à cet endroit précisément que la confusion entre musique et communication fait du mal à tout le monde. 

On fait quoi maintenant?

Ça c’est la question que se pose beaucoup beaucoup de musiciens, notamment dans les sphères indépendantes que l’on somme de plus en plus de devoir adopter les mêmes pratiques que celles des  sphères commerciales (et que des start-ups comme Groover ou Kiss Kiss Bank Bank exploitent sans vergogne). 

Quand j’ai intégré le milieu musical, j’avais envie de jouer dans un groupe, écrire des articles, organiser des concerts, servir des bières ou faire du taboulé pour des gens crades en tournée. Je voulais participer à un truc qui ouvrirait mes horizons, qui me ferait voir le monde (différemment), qui me permettrait d’exprimer une forme de créativité pour échapper à la réalité mortifère du quotidien humain. Il ne m’était jamais venu l’idée (ni l’envie) d’être connu, riche ou d’influencer qui que ce soit. En cela, je n’avais pas l’impression d’être un ovni. Aujourd’hui, les choses ont évolué d’une façon un peu étrange, comme si le fameux “si tu veux, tu peux” s’était amouraché d’une forme de carriérisme que je trouve personnellement totalement étranger à la notion même de création sincère. On se retrouve donc avec une approche typique de la libre entreprise appliquée à un secteur qui n’en demandait pas (toujours) tant et dans lequel on met fourre tout les vainqueurs du streaming et les 2 milliards de groupes en développement qui ne dépasseront pas la newsletter malaisante. C’est probablement pile à cet endroit que la communication prend le pas sur la musique: dans cette idée que, désormais, faire de la musique doit être absolument corrélé à une visibilité, un rendement, une forme de transformation commerciale (qui est, je vous le rappelle, assez peu palpable, les trucs du genre « Spotify Wrapped » étant censés nous faire croire le contraire). Cette idée que la création doit être intrinsèquement liée au partage publique d’une expérience qui permet de modeler un personnage, public lui aussi, est terrifiante. (Guy Debord likes this).

Je vous rassure, il y a toujours des gens qui montent des groupes, des labels, organisent des concerts et des gens qui ont envie d’écrire sur la musique sans arrière pensée. Certains le feront quelques mois avant de passer à autre chose, d’autres regarderont leurs cheveux blanchir en écoutant chaque jour cinquante nouveaux disques et en réfléchissant comment continuer de maintenir en place ce qu’on appelle “l’underground”. J’avais envie de rappeler à tous ces gens là que la communication n’est pas une fin en soi même si elle vous aidera certainement à mettre du parmesan dans les coquillettes. Parce que ce qui restera “même quand l’amour sera mort”, ce seront probablement plus les disques, les concerts et les refrains sing along que les happenings médiatiques et les engueulades sur Twitter. Et c’est tant mieux. 

« Just because you’re better than me
Doesn’t mean I’m lazy
Just because you’re going forwards
Doesn’t mean I’m going backwards »

ADRIEN DURAND (ne répond plus aux trolls d’Internet depuis 2015)

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