Et si on continuait d’acheter de la musique?

Puisqu’on a demandé aux artistes de devenir des usines à contenu, on peut sûrement faire mieux que leur donner l’aumône.

Suite à la crise du Coronavirus et ses conséquences catastrophiques sur l’équilibre précaire des musiciens (dans l’impossibilité de tourner et donc de toucher des cachets vitaux), la plateforme américaine Bandcamp annonçait céder le temps d’une journée ses commissions habituellement prélevées sur les ventes de disques (digitaux et physiques) et de produits dérivés. Au lendemain de cette journée spéciale, le 21 mars, poussée par labels, médias, musiciens et fans de musique, l’opération s’annonçait fructueuse: Bandcamp donnait le chiffre de 4,3 millions de dollars de ventes effectuées sur son site en une journée. Soit 15 fois le chiffre d’affaires d’un vendredi normal. Considérée comme la plateforme la plus artist friendly (et l’une des seules qui permet encore aux musiciens et labels de vendre des albums au format numérique), Bandcamp, avec cette opération marketing de crise, mettait le doigt sur une idée importante: le public est encore capable d’acheter de la musique quand on lui en rappelle la nécessité. 

Soudain, une crise sanitaire et économique d’une ampleur godzillesque nous remet face à une réalité, que nous, public et médias avions facilement occulté:  on a demandé aux artistes de devenir des usines à contenu qui tournent à perte depuis des années. C’est paradoxalement, quand tout s’arrête que l’on se surprend à prendre conscience des chaînons du monde qui nous entoure. Les hôpitaux, les écoles, les poubelles qui ne se vident pas par l’action du Saint-Esprit, les rayons des supermarchés qui ne se remplissent pas tous seuls. Comme les playlists de plateformes de streaming qu’on biberonne en temps normal à chaque temps mort de la journée. En quelques jours d’effondrement généralisé, l’utilisateur se (re)découvre une humanité, un rôle, un pouvoir. 

Car ce terme d' »utilisateur » a peu à peu remplacé celui de « fan » au fur et à mesure que les disques ont été démembré en chair à playlists. Le consommateur de musique s’il a été un temps un pirate (via Napster ou Soulseek) est devenu client de services et fouille dans des menus concoctés par des algorithmes programmés à partir de ses données personnelles de quoi le sustenter intellectuellement. Il ne faut pas trop s’offusquer que les labels et médias soient les grand absents des playlists Spotify et Deezer: ces plateformes ont pris peu à peu leur place, en offrant l’illusion que tout est disponible tout le temps pour la modique somme de 9,99 euros par mois. Des services (ce mot n’est pas anodin) si pratiques qu’on finit par oublier qu’ils appuient sur la tête d’êtres humains pour fonctionner (je serais tenté de dire qu’on n’écoute pas un disque comme on achète une baguette de pain, mais ces jours ci nos priorités ont tendance à s’inverser).

Si la démarche de Bandcamp est tout à fait louable (je l’ai relayé à mon tour) et qu’elle a sans doute dépanné plus d’un artiste dans la dèche, elle pose tout de même deux questions. Celle d’une campagne de communication à peu de frais (désolé de ramener un peu de cynisme ici mais quoi de mieux pour faire connaître ses services que cette gigantesque opération mondiale?). Et surtout celle d’un dérèglement de la réalité dont on ne prendrait conscience qu’en temps de crise (et cela vaut autant pour la création que pour les services de santé ou d’éducation ces temps ci). Et ce d’autant plus que l’on agit désormais quasiment uniquement dans des contextes d’émotion généralisée et de révolte 2.0 qui pisse contre le vent. 

En dépensant un peu de sous sur la plateforme reine de la musique indépendante (et il y a fort à parier que ce sont les fauchés comme vous et moi qui ont sorti la carte bleue le 20 mars), le public fait un pas de côté. Il réintègre soudain la chaîne alimentaire de la création et reprend une place presque normale dans le processus qui part de l’enregistrement d’un morceau à son écoute. Il sort également du camp de ces entreprises qui spolient les artistes et jettent un sentiment de surpuissance à leurs clients (moi le premier, j’ai un compte premium Spotify depuis des années). 

Ce micro-événement du 20 mars dernier, au coeur d’une « guerre », est un pétard mouillé dans un contexte généralisé où l’on a totalement inversé les rôles. On demande à ceux dont la fonction est indispensable de brader leurs services (ici les musiciens, ailleurs ceux qui nous nourrissent, nous soignent et éduquent nos enfants) sur lesquels les classes dominantes spéculent. On assiste depuis quelques années à un ahurissant mouvement qui pousse chaque jour davantage les artistes à faire l’aumône (qu’on appellera pour faire bon ton « crowdfunding » et qui permet sous un vernis tech un peu cool d’enrichir encore quelques chefs de projets gaulés en web). Les musiciens sont désormais leur propre label, leur tourneur, leur graphiste et doivent gérer « leurs communautés », tout en gardant un peu de temps pour faire de la musique gratuitement. De la chair à canon dans la guerre du contenu. 

A les voir se démener ces jours ci pour continuer tant bien que mal de promouvoir leur travail, reprogrammer des tournées annulées et se battre pour quelques minutes de visibilité dans un océan de live streams tournés dans des cuisines minimalistes et des chambres minuscules, on réalise à quel point on a perdu le sens des choses et à cette occasion, peut-être, la valeur de la musique elle même. De la quantité toujours, contre la qualité, car la plus grande angoisse de notre temps, c’est le vide, et l’attente. On finit par se demander pourquoi on écoute un disque et irrémédiablement (dans mon cas du moins), aller chercher un peu d’authenticité dans les disques des années 50 à 80, pendant que se forment avec notre complicité les fortunes du streaming, celles là mêmes qui paupérisent chaque année davantage les musiciens indépendants (oui, car je pense que ça va pas mal pour Billie Eilish et Kanye West). 

Loin de moi l’idée de vanter un passé glorieux, sans streaming et sans Internet. Bien au contraire. Profitons plutôt peut-être de ce moment d’arrêt généralisé pour reconsidérer notre rapport à la création, quelle qu’elle soit: musicale, visuelle, médiatique. Arrêtons de nous comporter avec les artistes chaque jour comme ces ahuris qui pillent les rayons des supermarchés comme si personne n’existait autour et repensons à cette occasion notre rapport à cette musique si précieuse. Soutenons la quand nous le pouvons, et pas seulement dans des moments de crise généralisée. La musique produite n’est pas meilleure quand les artistes crèvent de faim. Elle ne le sera certainement pas si elle devient un passe temps pour gosse de riches ou une ligne sur un compte rendu de dividendes.

 

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