Dennis Wilson: tragédie grecque à Venice Beach

Pour cette nouvelle série thématique sur le site, nous avons décidé de retraverser quelques ‘amours maudits’. Au programme: passions éternelles et impossibles, losers magnifiques et coeurs brisés sur la dure réalité…

Ulysse 31

Les célébrités américaines ont souvent deux visages. Celui d’une perfection factice modelée par l’industrie de la pop pour plaire à un public large et celui d’une déchéance inévitable dont les rapports contrariés à la gloire sont autant de territoires fascinants pour les esprits plus complexes et pervers. Britney Spears, OJ Simpson ou Dennis Wilson sont des incarnations de cette dualité. Des figures dont le grand public a aimé l’irréalité presque divine puis regardé avec une fascination un brin morbide la chute inexorable, à la façon d’un accident au bord de la route qu’on observe pour se rappeler qu’on se trouve dans la bonne voiture: celle qui n’est pas en flammes.

De Dennis Wilson, on gardera deux images donc. Celle d’un jeune WASP bon chic bon genre, glabre et athlétique, au sourire rassurant d’abord. Celle d’un archange hippie déchu, mélange improbable de Ulysse 31 et d’un junkie christique perdu dans Zabriskie Point. Une incarnation presque trop bien écrite de la déchéance des idéaux 60’s dilués dans l’hédonisme sans fin de la décennie suivante. Dennis Wilson, mouton noir du plus grand groupe de pop de tous les temps, reste auréolé aujourd’hui encore du halo des génies incompris sacrifiés sur l’autel de la culture de masse. Un personnage (oc)culte dont on retient autant les frasques que les albums accidents, un homme enfant, séducteur impénitent et jouisseur qui ne connaissait ni dieux, ni maîtres. Ni aucune limite dans sa quête des extrêmes de la vie. 

Breaking the waves

Dennis, frère de Carl et Brian Wilson, refuse les règles du jeu dès les années de formation des Beach Boys. Véritable tête brûlée torturée par une énergie hormonale incontrôlable et un caractère rebelle, il ne participe pas aux vocalises élégiaques imposées par le père Wilson, tyran qui encadre la première mouture du groupe. Dès l’adolescence, Dennis est en quête de danger, de limites aussi. Au bord de la route, il tire au BB gun sur les voitures qui passent puis quelques années plus tard ramène une urne funéraire chez le premier guitariste du groupe, David Marks, en lui racontant qu’elle contient les cendres de son frère Brian. Avant de s’esclaffer devant le visage du musicien encore adolescent, terrorisé par le sentiment de la mort qui vient de le traverser. 

Loin de la quête de perfection et de succès des autres membres des Beach Boys, Dennis trouve naturellement sa place dans la formation, même si elle ne sera pas (seulement) musicale. Il est l’âme du groupe, celle qui relie la formation un peu trop parfaite des gentils plagistes au monde réel. Il est le seul surfeur du groupe. Le membre le plus séduisant aussi. Moins doué musicalement que ses pairs, plus obsédé par la fête et le sexe que par la composition et la pratique de la batterie, il laisse transparaître une part d’ombre qu’on entend, à cette époque, seulement entre les lignes des hymnes adolescentes du groupe. Son caractère indomptable est une forme de spoiler de ce qui attend les Beach Boys: chaos et turbulences, fulgurances quasi divines et humanité encombrante. 

Une drôle de babysitter

Au début des années 1960, alors que le groupe commence à rencontrer le succès commercial, Dennis Wilson agit comme un enfant incontrôlable. Il gaspille près de 100 000 dollars en quelques mois, offrant, à la manière d’Elvis Presley ou Johnny Hallyday, cadeaux et open tabs aux inconnus qu’il croise sur la côte californienne. Il n’en reste pas moins un membre vibrant, véritable aimant à femmes lors des concerts du groupe. En 1965, quand Brian annonce qu’il ne tournera plus avec le groupe pour “rester à la maison et enregistrer des chansons”, Dennis pète les plombs et menace ceux qui lui font face à l’aide d’un cendrier. Quasiment absent des sessions de Pet Sounds, en 1966, (il ne joue de la batterie que sur That’s Not Me), il commence cette année là ses expérimentations avec le LSD, sans y chercher la même épiphanie créative que son frère Brian (obsédé de son côté par l’idée que cette image candide de surfer l’empêche d’être pris au sérieux en tant qu’artiste). 

Loin du caractère reclus de son frère, Dennis est un socialite typique des sixties, un jouisseur qui flirte autant avec les sphères mondaines d’Hollywood qu’avec la face sombre de l’éden West Coast. En 1968, il co-écrit deux titres sur l’album Friends: Little Bird et Be Still (qui contient déjà quelques prémisses de ses futurs travaux solos). Il passe ses soirées de célibat retrouvé (il vient de divorcer de Carol Freedman, sa première femme) avec Steve McQueen et se fait un nouvel ami fascinant du nom de Charles Manson, rencontré après avoir ramassé deux auto-stoppeuses de la Family (ça ne vous rappelle rien?).

Son cousin Mike Love désignera par la suite Dennis comme la raison de son divorce avec sa femme Suzanne, les deux amants ajoutant à l’adultère l’idée brillante de confier les enfants Love à Suzanne Atkins, future membre des équipées meurtrières mansonniennes. Installée chez Dennis, une partie de la Manson Family le soulage allègrement de ses royalties, réinvestissant les dollars plus ou moins durement gagnés en drogues et médicaments contre les MST qui circulent à la vitesse de la lumière lors des fêtes organisées par le surfeur. Après l’arrestation de Manson, Dennis continue de regarder au bord du vide avec le sourire aux lèvres. Sa consommation de drogues, d’alcool et de femmes continue, elle, de grimper en flèche.

 

Brûler des Ferrari

A la fin de l’année 1970, Dennis Wilson sort aux côtés de Daryl Dragon le titre Sound Of Free, sous le nom de Dennis Wilson & Rumbo, une jolie pop song entraînante aux accents Beatlesiens (et aux harmonies qui rappellent de loin Steely Dan). Puis, il fait son entrée au panthéon de la culture hippie avec un rôle dans Two Lane Blacktop avant de se blesser gravement à la main. Le batteur passe devant la scène mais ses excès divers, déjà, abîment sa voix. Ou la patinent, selon votre degré d’attachement au musicien. 

En conflit ouvert avec Mike Love, devenu le frontman du groupe , Dennis fait honneur à son surnom de “bone god”, entretenant un appétit carnassier pour les femmes. En 1974, il renforce encore son personnage de demi Dieu californien en s’amourachant de l’actrice Karen Lamm. Une rencontre dans la sale tradition entretenue par la caste des rockers jouisseurs sans limite de l’époque. Lors de leur premier rendez vous: “il m’a attrapé le sein droit et s’est exclamé “super nibards”. Je me suis réfugiée, humiliée dans les toilettes de Mr Chow” (un restaurant de Beverly Hills-ndr) racontait ainsi Lamm à Rolling Stone. Leur relation amoureuse dure six ans, les deux starlettes se marient et divorçent deux fois dans ce laps de temps avec un grand sens de la mise en scène. L’actrice chasse le turbulent amant de chez elle en pointant un revolver sur lui, avant qu’il n’enflamme l’intérieur d’une Ferrari. Les deux amoureux se réconcilient dans un éclat de rire face à la coûteuse voiture partant en fumée, alors que Dennis est au piano.


On entend Karen Lamm sur quelques morceaux du premier album solo de Dennis Wilson, Pacific Ocean Blue, sorti en 1977. Alors que le punk rock demande la tête des rocks stars des années 70, le Beach Boy réfractaire sort un disque déchirant de love songs taillées pour la gueule de bois des illusions hippies. Ecoulé à 200 000 exemplaires (une broutille quand on sort d’un des groupes les plus populaires de l’époque), ce disque est considéré comme un échec commercial et sort des radars des amateurs de pop. Il faudra quelques décennies et une mythologie crâmée pour faire de ce disque un “cult classic”, célébré autant par les hipsters de Brooklyn que les quinquas abonnés à VH1. Compromis foutraque entre boogie psychédélique et une touche « Wilsonienne » qui assume enfin le goût du Bourbon et des barbituriques sur sa langue, cet album brille aussi grâce à la voix éraillée de l’intenable Dennis, qui quelques années avant sa disparition semble déjà entrapercevoir le royaume des morts.

Il flotte sur ces morceaux une inquiétude sombre. Dennis n’a beau avoir que 33 ans lors de son enregistrement, cet album résonne d’une existence qui l’a usée jusqu’à la corde et qui lui a fait totalement perdre pied. Sur Moonshine, on l’imagine attendre que les flots noirs s’emparent de sa carcasse fatiguée et lui offre enfin un peu de répit. Thoughts of You est un impressionnant voyage expérimental et synthétique, une sorte de décalque cocaïné du There’s A World de Neil Young. Dennis Wilson enfile enfin pleinement le costume trois pièces de songwriter mais ses démons reprennent vite le dessus. La suite de cette réussite artistique inaugurale, Bambu, restera inachevée à la porte des années 1980.

« Une moitié de petit garçon et une moitié complètement cinglée”

Alors que les planches de surf prennent la poussière dans l’imaginaire des adolescents des années 60 , en route pour devenir des yuppies fans de Huey Lewis & The News et Phil Collins, Dennis Wilson erre, ruiné, dans le quartier de Venice Beach. On l’aperçoit parfois pieds nus, tituber dans les gargottes près de la plage en quête d’un verre gratuit ou d’un coup d’une nuit. Il entretient une relation intermittente avec Christine McVie de Fleetwood Mac mais il reste sur la touche alors que le groupe de sa maîtresse est devenu gigantesque. 

Un soir, il croise dans son quartier de perdition une jeune adolescente âgée de 16 ans. C’est Shawn Love, la fille illégitime de son cousin Mike Love. Elle deviendra sa femme en 1981. Leur relation est orageuse, Dennis sombrant de plus en plus dans la drogue et surtout l’alcool. Il refait quelques apparitions  aux côtés des Beach Boys mais il doit souvent être porté sur scène par des gardes du corps. Divorcé en 1983 de sa jeune épouse de 19 ans (avec qui il a eu un fils l’année précédente), Wilson roule à toute vitesse vers la mort. Un soir, il se bat avec un des amis de son ex femme dans un affrontement pathétique et finit à l’hôpital. En sortant des urgences, il entame un marathon éthylique qui se termine sur le bateau d’un ami. Il plongera dans l’eau à plusieurs reprises persuadé de pouvoir remonter des souvenirs de Karen Lamm jetés par dessus bord plusieurs mois auparavant. Il ne remontera pas sur le bateau. Dennis Wilson bénéficiera d’une dérogation accordée par le président de l’époque, Ronald Reagan, pour être enterré en mer, privilège accordé aux seuls soldats , apportant la touche finale à l’existence emphatique du seul surfer des Beach Boys, mort à 39 ans avec deux bouteilles de vodka dans le sang. 

Quand on regarde avec un peu de recul l’existence et les frasques du frère préféré de Brian Wilson, il paraît intéressant de s‘interroger sur la création de ce mythe. Pourquoi a-t-on érigé un tel piédestal à Dennis Wilson, musicien souvent jugé moyen par ses pairs, noceur invétéré, mari volage, junkie égocentrique et copain d’un gourou meurtrier ? La réponse est peut-être à chercher dans le charisme bluffant de cet Apollon californien transformé en crooner défoncé dans les coulisses de la marque Beach Boys, rétif à tout cadre, pré-punk instable avec une cuillère d’argent dans la bouche. Un musicien imparfait composé “d’une moitié de petit garçon et d’une moitié complètement cinglée” comme le racontait McVie et dont le public aura choisi de ne garder que l’image d’un rebelle charismatique à la voix cassée et pas celle d’un psychopathe irresponsable. 

On a mis du temps à regarder les excès des années 60 et 70 en face et aller au delà de ces photos idéalisées de couples olympiens. Pourquoi? Peut-être parce qu’ils accompagnèrent l’émergence d’œuvres d’art fascinantes. Peut-être aussi parce que ces décennies ont été le socle d’un schéma de domination qui voyait  les réalisations créatives garantir une licence totale dans la vraie vie et qui cachait derrière le mythe du rock’n roll des travers que l’on retrouve autant dans les banques que dans les grandes écoles. A voir les réactions de certains vieux rockeurs devant les révélations récentes sur le cas de Marilyn Manson, il reste probablement du travail à faire. Reste que la vie brûlée de Dennis Wilson et son rapport aux femmes a nourri sa musique, imparfaite et touchante. Que cela ne nous empêche pas de prendre en compte le personnage dans son ensemble. 

ADRIEN DURAND

Cet article est issu de la série « Amours maudits » du Gospel. Si ça vous a plu, vous aurez peut-être envie de laisser un « tip » pour donner un coup de pouce au site/zine que vous lisez. Vous pouvez aussi commander un t-shirt ou un zine par ici.

 

 

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