William Basinski, seigneur glamour de l’ambient

Flamboyant et glamour à la ville, le musicien américain continue de produire une musique glaciale et pourtant étrangement apaisante qui depuis deux décennies agit comme un baume sur les plaies d’un monde contemporain en ruines.

 

Bruits de fond

Il ressemble à ça William Basinski”? Parfois, j’imagine les algorithmes comme des petits bonhommes à lunettes qui ricanent derrière leurs écrans (comme l’informaticien de Jurassic Park par exemple). J’entends d’ici leurs rires sonores à la vue des commentaires des jeunes internautes accompagnant la couverture du magazine The Wire de Novembre 2020. On y voit une féline créature au bord d’une piscine, en chemisier lamé et lunettes de soleil d’alien. Il s’agit de William Basinski que beaucoup de gens ont (re)découvert grâce une nouvelle vague d’intérêt pour la musique ambient, à laquelle les algorithmes de YouTube ont largement contribué. Il est fort probable que dans la tête de ces nouveaux fans, le musicien américain ait été un quinquagénaire chauve  à la Steve Jobs ou un Japonais habillé en col roulé angora. Il n’en est rien. William Basinski brille de mille feux et ses tenues vestimentaires sont à l’image de sa personnalité et de sa musique: hypnotisantes.

 

Né en 1958 à Houston, William Basinski a souvent déménagé pendant son enfance pour suivre son père, employé par la NASA. Il commence la musique de manière précoce (clarinette et saxophone) mais son dédain pour les auditions l’éloigne des conservatoires classiques et le pousse vers le jazz, plus libre. Fasciné par David Bowie, il devra attendre son déménagement à Denton (mecque des freaks texans à l’époque) puis San Francisco à la fin des années 1970 pour découvrir un tout autre monde: celui de l’Art contemporain, de la musique expérimentale et du milieu queer. Il rencontre un soir dans un dîner un homme en tenue de cosmonaute et cheveux argentés: c’est l’artiste et curateur James Elaine qui devient son partenaire (ils vivent aujourd’hui dans deux pays séparés mais se définissent toujours comme un couple). S’il croise brièvement Bowie dans les coulisses d’un concert dont il assure la première partie, il laisse de côté l’idée de devenir un nouveau Thin White Duke. A San Francisco , un ami collectionneur de disques lui fait découvrir une forme de Sainte Trinité de la musique expérimentale de l’époque: John Cage, Steve Reich et Brian Eno. Au dos de Discreet Music (sorti en 1975 par ce dernier), on voit un schéma avec un magnétophone à bandes. Celles-ci vont devenir le “Modus Operandi” de Basinski. 

 

Dès cette époque, il enregistre les sons qui l’entourent, la circulation, les bruits de fond des soirées avec ses amis ou la radio qui passe dans son appartement. Il crée des loops et les manipulent. Il déménage ensuite au tout début des années 1990 à Brooklyn pour suivre son compagnon et s’installe dans un loft  de Williamsburg. Renommé “Arcadia”, cet appartement devient un lieu de rencontre pour la musique expérimentale, il y accueille ANOHNI ou une fête d’Halloween mémorable où se produit Diamanda Galás (la photo de la couverture de ‘Grace’ de Jeff Buckley a été prise devant son immeuble pour la petite histoire-ndr). Il continue ses expérimentations sur la manipulation de ces bandes, installe des néons au sol et enregistre leurs bourdonnements C’est son voisin du rez-de-chaussée d’alors qui l’encourage à sortir des disques. Il s’appelle Carsten Nicolai et son label est Raster Noton. En 1998, vingt ans après ses débuts de musicien, sort Shortwave Music. Y sont assemblées une majorité de pièces enregistrées au début des années 1980. Pourtant, le résultat est étonnamment moderne, sombre et mélodique. C’est une musique qui donne l’impression d’être suspendue dans une demie réalité baignée de mysticisme (Basinski raconte avoir été fortement marqué par son éducation catholique). Cette première sortie donne l’impression de contempler l’effrayant trou noir du futur. Il se matérialisera trois ans plus tard à quelques kilomètres de l’appartement de Basinski quand les tours du World Trade Center tomberont au sol. 

Messe pour l’effondrement des temps présents

“C’était un beau jour d’été à New York. Mais j’étais complètement paniqué. Je n’avais pas de travail et j’allais être mis à la porte de chez moi. J’ai attrapé ce petit livre, ‘The Way of Zen’ et je me suis assis au soleil pour le lire. Et je ne pouvais qu’en rire, je me suis dit “tu as ce temps devant toi, utilise le, va au studio, travaille!”. Je suis allé au studio et j’ai attrapé les bandes que je devais digitaliser. J’avais peur qu’elles soient détruites donc je voulais les archiver. Donc je mets une bande dans mon Revox et je l’allume. C’était si grave et si beau. Exactement ce dont j’avais besoin. Puis j’ai allumé mon synthétiseur Voyager, j’ai joué avec et produit un arpège de cor puis allumé mon enregistreur. Je suis allé dans la cuisine chercher du café alors que les boucles jouaient et je me suis rendu compte que quelque chose changeait. Les bandes étaient en train de se désintégrer. Je me suis assis et j’ai écouté cette mélodie magnifique. Je suis resté assis une heure à l’écouter puis je suis passé à la bande suivante. Et je me suis dit : c’est ça mon truc. Je n’ai pas besoin d’ajouter des mélodies, je dois juste écouter ce qui se passe et être bien sûr que j’enregistre”. 

William Basinski- NPR 2012

Le matin du 11 septembre 2001, William Basinski termine The Disintegration Loops. Soudain, le World Trade Center s’effondre. Le musicien est dans son appartement avec des amis qu’il a invité à écouter son dernier projet. Il sort une caméra et commence à filmer au loin l’attaque historique. Quelques mois plus tard, la sortie de The Disintegration Loops change totalement le statut de William Basinski. La portée funéraire et empathique de son disque accompagne le deuil des Américains. Les critiques sont extatiques. A raison, car ce disque né dans une période de tension énorme pour le musicien, terminé le jour où le monde moderne s’est transformé à tout jamais dans des nuages de cendres, de poussières et d’os, invente à sa façon une musique transcendantale qui puise sa force dans les blessures de l’humanité. Pour les dix ans des attentats du 11 septembre, il rejouera cette pièce au MOMA en hommage aux victimes. 

 

Précieuse pythie

La part de hasard présente dans The Disintegration Loops (qui compte aujourd’hui quatre volumes) comme la carrière atypique de cet outsider magnifique et sa probable absence de prétention font de l’œuvre de William Basinski un havre rassurant dans la musique expérimentale et contemporaine. Un paradoxe étonnant encore une fois tant ses pièces sont baignées d’une forme de lumière noire crépusculaire mais qui laisse à penser que par leur simplicité et leur mélancolie, elles invitent l’auditeur à baisser les armes et s’offrir pleinement à une expérience quasi-mystique et finalement très peu intellectualisée.

Ce rapport quasiment direct entre l’auditeur et l’artiste est entretenu par William Basinski qui ne se cache pas derrière une pompeuse mythologie sombre ou torturée. Poussé hors de Brooklyn par la hausse démentielle des loyers, il s’est installé il y a quelques années à Los Angeles dans une petite maison avec palmiers et piscine, de laquelle il enregistre et distille blagues, remarques politiques acerbes et photos prises sur le vif d’une garde robe glam rock assez hallucinante. N’hésitant pas à clamer son amour pour la série Une Nounou d’enfer, The Rocky Horror Picture ou la musique d’Amy Winehouse, Basinski est revenu en 2021  avec son projet Sparkle Division.

Fondé avec un jeune fan rencontré dans un coffee shop de Venice Beach, le projet navigue entre exotica, disco et house. Pour l’occasion, le soixantenaire a ressorti son saxophone et exprime pleinement sa vision hédoniste de la création. Cet autre canal d’expression n’entache en rien la musique plus minimale et sombre de Basinski. Au contraire, elle décuple sa capacité émotionnelle. Lamentations, sorti par le musicien fin 2020 et illustré par une peinture de son ami David Erwin (mort du sida en 1986), est une de ses œuvres les plus abouties, qui, malgré son titre, ne romantise en rien la tristesse ou le désespoir. On y oublie totalement le processus de création et une éventuelle conceptualisation pour y toucher une forme de grâce gothique sublime, dont les seuls équivalents musicaux pourraient être Nick Cave, Diamanda Galás ou Arvo Part. To Feel Embraced est le nom d’un album de Sparkle Division sorti récemment. Il résume parfaitement le sentiment qu’on touche du doigt blotti dans les nappes et craquements de la musique de William Basinski, pythie aussi inattendue qu’indispensable dans ces temps troublés. 

ADRIEN DURAND

Toute la discographie de William Basinski est disponible ici.

Ce texte est initialement paru dans le numéro 9 du zine papier LE GOSPEL, disponible ici.

 

 

 

 

 

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