Une journée dans la vie de Kurt Cobain (racontée à la manière de Bret Easton Ellis)

Quand je me réveille, j’ai un terrible mal de crâne et je dois foutre par terre tous les objets posés sur ma table de nuit avant de trouver mes cigarettes. Le téléphone continue de sonner et au prix d’un effort considérable, j’arrive à placer le combiné entre ma tête et mon épaule en décapsulant un flacon de Xanax prescrit par un médecin fan de Nirvana qui me regarde toujours avec des yeux globuleusement amoureux. 

C’est ma mère mais elle ne parle pas. Elle m’appelle mais je sais qu’elle attend que, moi, je parle. Alors, je décide de jouer à un petit jeu malgré mon énorme gueule de bois et je dis d’une voix très calme:

Je vais te défoncer le crâne et boire ton sang de pute”, avant d’être coupé par une voix affolée…

Kurt, c’est moi, on se voit toujours au concert ce soir?”

Je dis d’une voix traînante comme si de rien n’était “bien sûr”.

Bon, parfait, ça se passe bien cette tournée?”

C’est une tournée oui, j’imagine que oui. Ça se passe (je fais une pause assez longue pour la mettre mal à l’aise) bien” et je raccroche.

 

Ça ne se passe pas vraiment bien en vérité. Danny, mon manager, m’a appris l’existence d’un mémo qui s’appelle “le leader de Nirvana est devenu problématique” et donc le label m’a collé un staff de cinq personnes pour me surveiller. Cela ne m’a pas empêché de faire une overdose il y a quelques semaines et de gifler cet abruti de Billy Corgan à l’aftershow des Video Music Awards où je me suis rendu avec Michael Stipe et Bill Burroughs. En vérité, c’est surtout Dave que j’avais envie de frapper, mais on a une tournée à finir et j’ai des traites à payer donc c’est le chauve qui a tout pris. Je verse de la Ketel One dans un mug Sub Pop sale qui traîne là et sur lequel est écrit “Loser” (ils doivent se trouver très malins) et je le bois comme si je venais de courir un marathon et que j’étais assoiffé, avant de composer le numéro de Dylan. Dylan est une des seules personnes intéressantes de mon entourage. Il promet de me ramener de quoi supporter la journée d’ici 30 minutes mais il s’écoule pas moins de deux heures avant que je ne reconnaisse le bruit de son camion pourri qui se gare devant. Deux heures pendant lesquelles je joue obstinément le riff d’intro de Caribou des Pixies (à moins que ce ne soit Corona des Minutemen). Il rentre comme à son habitude sans frapper, s’assoit et déballe le matos. Il porte une veste en jean Levis avec un col en mouton, une chemise Wrangler, un chapeau de cowboy et des bottes en serpent. Je n’ose pas lui dire qu’il a les tempes qui grisonnent mais, si je suis honnête, je dois bien avouer que malgré ses efforts, Dylan a pris un sacré coup de vieux.

Je me fais une gigantesque ligne et une vague de soulagement s’empare de moi avant que je découvre horrifié que Dylan lit un exemplaire de GQ (à moins que ce ne soit Spin) qui traîne là et sur la couverture duquel je suis en pyjama devant un hôtel à Tokyo. Je me rappelle que j’ai raconté pas mal de trucs dans cette interview, des choses que je ne suis pas sûr d’avoir vraiment dites (comme le fait que Charles Manson avait plutôt bon goût en termes de gonzesse ou que je pensais que les Etats-Unis devraient fournir un toit à chaque personne née sur le sol américain). Dylan éclate de rire et quand je lui demande pourquoi, il me dit qu’il ne se rappelle plus et il se fait aussi une énorme ligne. Puis il me demande de le suivre et me montre une forme sanguinolente qui gît sous une bâche dans son pick up. Il la soulève et  je me rends compte que c’est un bras humain. Il se sert d’un grand couteau de chasse et se découpe une lamelle qu’il grignote comme si c’était du beef jerky en me racontant un truc incompréhensible sur un chaman mexicain et un disque perdu de Black Sabbath. La seule chose à laquelle j’arrive à penser c’est le gris sur ses tempes que je fixe comme un abruti.  Quand est-ce que Dylan est-il devenu si vieux?

En arrivant à l’Arena de Seattle où on joue ce soir, je dois passer par un souterrain pour éviter la foule. Quand je sors de la voiture, un gars qui fume une cigarette porte un t-shirt “Grunge is Dead” mais comme je suis un peu défoncé (en fait très défoncé) je lis “Kurt is dead” et j’accélère le pas, affolé. Je retrouve Danny avec son putain d’éternel blazer Armani bleu marine  et ses lunettes Oliver People, comme s’il venait de garer son yacht là, devant la salle. Il est avec un clone qui je l’apprends est en fait mon avocat. Ils me proposent une ligne et je dis oui sans enthousiasme car ce radin de Danny a toujours de la came coupée.

Geffen est ok pour augmenter tes royalties et baisser celles de Kirst. Mais pour Dave c’est plus compliqué. Il a envie de se barrer et le label veut le garder.

Dave est un putain de ringard, Danny. Kirst est mon ami d’enfance. Je ne vais pas le poignarder comme ça” (et je mime le fait de planter un couteau dans le cœur de l’avocat avec mon petit sourire de Jack Nicholson clownesque).”

Je vais voir ce que je peux faire” dit Danny comme si on en avait quelque chose à faire de son avis. 

Je ne me rappelle pas m’être levé mais me voilà pourtant en train d’avancer dans le couloir de cette arena et il y a un jeune mec avec un bronzage pas mal qui installe une statue géante à l’effigie de In Utero. Il porte un t-shirt “Natural Born Killer” et je suis tiré de mes pensées par le bruit d’un saxophone qui joue Careless Whisper comme si ces backstages étaient l’antichambre des enfers. Je m’imagine à ce moment-là prendre le couteau de Dylan et me tailler une petite lamelle dans le bras ou la jambe du roadie. 

Quand je rentre dans ma loge, je suis au bord des larmes car je réalise que quelqu’un a mis des piments et du fromage français dans mes Mac & Cheese. Derrière moi, la porte se claque et Courtney (qui porte une robe Chanel qu’elle a acheté neuve 2000 dollars avant de la salir avec des cendres de cigarettes) rentre, hors d’elle en traînant par le bras Danny qui ressemble à un petit garçon qu’on aurait pris sur le fait en train de tirer sur sa quéquette. 

Tu me prends pour une salope? C’est ça? Tu me prends pour une salope et du coup tu te dis que tu vas servir des Mac & Cheese avec du putain de piment et du fromage français à mon mec, c’est ça ton truc ?”. Elle crie avec sa voix éraillée et elle finit par attraper le plat de pâtes jaunes et l’explose contre le mur. Danny soupire et va chercher les Mac & Cheese que j’aime. 

Le concert se passe sans trop d’embûches même si je me casse plus ou moins la gueule par terre avant le rappel, ce que la plupart des gens interprètent comme un gag ou une façon de montrer que je ne me prends pas au sérieux. Ce débile de Dave se fait prendre en photo avec des fans et je me rends compte que derrière eux se pointe AXL Rose avec une casquette Nirvana et qu’il me cherche. Danny m’a déjà dit qu’il veut “absolument collaborer avec moi” et j’ai dû expliquer à mon cher manager que le simple fait de me tenir en face de son pantalon à franges et son t-shirt déchiré était littéralement au-dessus de mes forces. Je vois une chaise roulante et je m’assois dessus en avançant vers les fans sans leur prêter attention comme le corps en flammes du film Sixième sens. J’entends AXL qui crie “Kurt, Kurt, c’est moi” mais il est pris d’assaut par mes fans qui l’ont reconnu et je peux sortir de la salle tranquillement, assis sur ma petite chaise d’infirme, content de moi quoique ruisselant de sueur. Je m’accorde un Xanax (deux en fait) avant de prendre un taxi conduit par une femme qui ne me prête pas attention mais qui porte une casquette “I Hate hate I Love Love”.

Quand je rentre enfin chez moi, je me rends compte que j’ai complètement oublié Courtney mais je vois un paquet que Dylan m’a laissé sur la table et je suis bien curieux de savoir ce que c’est.

ADRIEN DURAND

Ce texte est issu du recueil « Je suis un loser, baby (en finir ou pas avec les années 90) disponible ici.

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