Une petite histoire de la witch house

À l’aube du XVIIIème siècle, la chasse aux sorcières la plus importante de l’histoire des Etats-Unis bat son plein à Salem Village (actuelle Danvers), petit bourg situé dans l’Etat du Massachusetts, et dans une dizaine de communes alentours. La série de procès tenus par la suite à Salem Town entre février 1692 et mai 1693 totalise 20 condamnations à mort, dont 14 femmes, pour sorcellerie.

Plus de trois siècles plus tard, en 2008, ces sombres événements résonnent à nouveau à travers le trio de Chicago, Salem, dont le nom y est une référence évidente. Le groupe est alors rapidement désigné comme pionnier et chef de file d’un nouveau genre musical : la bien nommée witch house. Et au-delà du clin d’oeil au massacre historique de Salem, il faut avouer que le nom de ce nouveau sous genre (que l’on doit à Travis Egedy de Pictureplane, projet de dance music noisy) est particulièrement bien trouvé.

Sur son premier EP, le groupe de Chicago présente une musique électronique baignée d’expérimentations. Composés de couches de synthés linéaires et bourdonnants (qui évoquent plutôt des VST piratés sur Internet que la chaleur analogique) et de rythmiques héritées de la trap naissante (les claps et hihats de la TR808), les morceaux de Salem sont imprégnés d’une atmosphère enténébrée résultant des vocalises trafiquées qui semblent venues d’outre tombe. Celles-ci en appellent d’ailleurs autant à l’héritage gothique de Cocteau Twins qu’aux remixes de Dj Screw, qui ralentissait les pistes à l’extrême sous l’effet de la codéine. Tout ceci contribue à poser les bases d’un monde occulte et oppressant, nourri de l’esthétique glauque des films d’horreur, d’une fascination pour la culture white trash, de l’imagerie goth et des ramifications les plus sombres de la culture métal. Peu à peu, de nombreuses formations adoptent les lignes de ce nouveau cahier des charges sonore et visuel. Mater Suspiria Vision, Crim3s, White Ring, †‡† (prononcez Ritualz), GL▲SS †33†H et autres Purity Ring forment le joyeux paysage de la witch house.

Parmi eux, oOoOO s’impose aux côtés de Salem comme un chef de file incontournable. Invoquant des sonorités southern hip-hop, electro-goth et ambient trip-hop, son premier EP paraît en 2010 via le label Tri Angle. Le corps possédé sur la pochette, presque fantomatique sous cette chemise de nuit transparente, donne le ton d’une musique languissante et hypnotique. Christopher Dexter Greenspan, le producteur à l’origine du projet, publie par la suite deux albums ayant pour thème l’amour et la désolation, où l’aspect cafardeux est décuplé par les synthés et effets de voix brumeux.

Autre figure emblématique du mouvement mais certainement la plus incomprise, Modern Witch se distingue non seulement par un son exagérément lo-fi, industriel et minimaliste mais aussi – et contrairement à ses confrères – par son activité prolifique : 11 albums au compteur en 7 ans d’activité. Leur première publication en 2008, l’anxiogène Modern Witch, est un condensé expérimental de six titres flirtant avec le drone, la dark ambient et le doom metal. Un vrai bijou hanté qui fascine autant qu’il trouble, terrain de jeu de mille contrastes, où le trio de Denver s’amuse à faire cohabiter saturation maximale de guitares et de machines, et complaintes féminines doucereuses. Au fur et à mesure des sorties qui suivent, la musique de Modern Witch se révèle de plus en plus inspirée par la synthwave, la coldwave et le post-punk des années 80, tout en restant la plus minimaliste qui soit. Ce qui la cantonne à la niche, dans l’ombre de ceux qui ont repris cette esthétique et ont désormais des ambitions commerciales assumées. 

Si Salem réussit à publier un premier long format en 2010, King Night, qui le promettait à un avenir assuré dans le milieu, le groupe disparaît peu à peu des radars dans un nuage de problèmes de drogues et d’une grossesse surprise. De son côté, Christopher Dexter Greenspan redonne signe de vie après cinq ans de silence en s’alliant avec Islamiq Grrrls : le projet n’étant qu’une vague resucée des suédois de jj – oOoOO semble donc bel et bien enterré. En trois ans, la witch house n’est déjà plus qu’un souvenir qui laisse quelques jolis clichés sur des pages Tumblr. Simple mirage ? Pas tout à fait, car si la witch house touche un cercle d’adeptes plutôt restreint, elle aura contribué à définir une nouvelle direction de la musique synthétique sombre que des artistes rap, pop ou R&B de grosse envergure ne tardent pas à reprendre, attirés par cette esthétique ésotérique. Mais leur nouvelle vision gothique se voit vite teintée de préoccupations fashion. Que ce soit Princess Nokia et son titre Brujas (“Sorcières” en espagnol), Azealia Banks avec le gothique Yung Rapunxel, Lady Gaga et son classique Judas, les pop stars mondiales empruntent désormais plus à l’esthétique visuelle qu’aux sonorités violentes caractéristiques du genre. La sorcière ayant retrouvé sa place de figure ultime du féminisme, et celui-ci étant devenu hyper visible dans les médias, son utilisation est aujourd’hui devenu un simple argument marketing de plus dans une industrie où l’image importe autant que la musique, conséquence intrinsèque de la toute puissance d’Instagram. 

Au moment où la witch house affole quelques compteurs, Claire Boucher découvre la MAO à Montréal et commence à développer le projet Grimes. La chanteuse débute avec la compilation de démos Geidi Primes qu’elle sort sur Arbutus Records, que seuls quelques chanceux.ses ont la chance de se procurer au format cassette (avant qu’elle ne soit rééditée en CD et vinyle l’année suivante). Cette entrée en matière ouvre la porte sur son monde mystérieux, geek et romantique, construit autour de sa voix nasillarde et envoûtante. Mais c’est surtout Haxata la même année, puis Oblivion en 2012, qui font connaître Grimes au moment où la witch house commence déjà à décliner. Même si les styles diffèrent, le parallèle semble évident. Les thématiques religieuses, l’univers mystique, les influences esthétiques, et le traitement de la voix sont relativement proches. Grimes soustrait aux nappes de synthés plombantes et saturées, une musique éthérée et mélodieuse qui s’autorise des tubes radios. 

C’est son personnage public qui contribue notamment à la faire basculer vers la célébrité, là où la witch house, à l’image de Salem (dont les membres revendiquaient un passé de prostitués et leur consommation d’héroïne), peinait à se trouver des figures médiatiques consensuelles. Compagne du géant de la tech Elon Musk, Grimes est désormais une pop star à part entière qui a su digérer l’influence de la witch house pour parvenir à un ambitieux mix de références geek, dark et pop. Sur Miss Anthropocene, son dernier album, Grimes atteint l’apogée de ce statut (qu’elle a toujours rêvé), affirmant une pop spectaculaire aux productions lissées et des clips toujours plus impressionnants, tout en gardant sa bizarrerie fantasque qui fait son identité. Sur les 10 morceaux qui le composent, qu’elle qualifie elle-même de “ethereal nu metal”, Grimes explore la thématique très actuelle du changement climatique en le personnifiant à travers des personnages démoniaques, qui célèbrent le réchauffement et se réjouissent de l’agonie de la Terre.  

C’est finalement dans la scène électronique et R’n’B expérimentale et futuriste que l’héritage de la witch house prend véritablement place. Désormais icône mondiale elle aussi, FKA Twigs redessine le modèle à travers un R’n’B alien et sacral, résultant notamment de sa fascination pour Under the Skin de Jonathan Glazer et pour les figures religieuses et divines. Sa dernière production construite autour de Marie-Madeleine présente une musique magnétique et précieuse, porté par un chant cathartique et viscéral. Sur le même chemin, on croise aussi la route de SOPHIE, qui produit des pop et électroniques déstructurée.s Des morceaux comme Is It Cold in the Water? ou Pretending font écho au meilleur de la witch house : chant susurré, synthés suraigus et saturés, et sonorités métalliques incisives. Dans une sphère plus obscure encore gravitent des producteur.ice.s comme Arca, Yves Tumor, Doon Kanda, Shygirl, Lotic ou Aisha Devi, qui poussent les codes de la witch house dans ses retranchements les plus profonds pour façonner un son inventif et mutant. Et la musique de ces héritiers semble suspendue entre deux temps – un pied dans les légendes médiévales et l’autre dans un monde de science-fiction austère où de nouvelles créatures mystiques cohabitent avec les sorcières d’antan.

JULIETTE BITAULD

Cet article est tiré du zine papier #6 Le Gospel consacré aux gourous, chamans et sorcières.

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