James Blake sample sa voix, Jonathan Bree loue sa production bancale et l’un de ses titres habille un épisode de la série américaine Killing Eve. Toutes ces âmes sensibles ont contribués à mettre (un peu) en lumière le don du ciel de Sister Irene O’Connor, nonne australienne à qui l’on doit le fantastique album Fire of God’s Love, sorti en 1973.
En 1973, la religieuse tirait déjà son épingle du jeu avec le hit des messes God is Dwelling My Heart rentré dans la culture populaire australienne , suivi de Sing A Song To The Lord, un premier album plus conventionnel que son successeur
Présenté par une cover faite d’un collage naïf et flanquée de la mention « chansons pour initier l’esprit », Fire of God’s Love est un album ensorcelant et criant de spontanéité qui renferme 12 titres à la gloire du Père et de la nature qu’il a créé. Sans grande surprise, la religieuse chante la dévotion, l’amour, la spiritualité et l’adoration; des thèmes incarnés par une voix gracieuse et haute perchée, à l’écho vertigineux. Rien de bien surprenant à ce stade, mais l’album abrite une arme fatale qui le fait basculer du côté confus de la chose : les touches et les gammes que la nonne envoie depuis un piano, un orgue électrique et des synthés, conférant à sa liturgie une dimension expérimentale avant-gardiste.
Auteure, compositrice et amatrice de claviers, Sœur Irène déploie des hymnes trempés de reverb aussi cheap (on y revient plus tard) que mystique, des psaumes sous forme de comptines psychédéliques, d’autres flirtant avec l’ambiant. Un tout, bien rangé dans la catégorie « Catholic Psychedelic Synth Folk » de YouTube.
Aventurière, Sœur Irène transforme une prière en français (Messe du Saint Esprit) en cantique pop, entraine un prêtre tenor dans un duo trépidant ( O Great Mistery), oscille entre une naïveté quasi juvénile ( Nature is a Song ), voir boy scout (Teenagers Chorus); et un habillage psychédélique flanqué d’une ritournelle qu’elle semble exécuter sous acide ( Mass : Emmanuel ).
Difficile de ne pas rapprocher l’étrange laboratoire de sons de la religieuse avec celui de Broadcast, dont l’empreinte laissée à la scène alternative actuelle n’est plus à deviner; ni son approche cinématographique avec celle de Vanishing Twin; ou encore de ne pas penser à la synth pop de Princesse Chelsea.
Si une première écoute à l’aveugle de cette élégante bizarrerie laisse notre esprit vagabonder dans un film douteux de la nonnesploitation ( ou dans l’esthétique d’un film gothique…
… l’histoire et le cadre sont autres.
Ce disque magique est né de la rencontre entre Sœur Irène et Sœur Marimil Lobregat à Singapour, lors d’une mission à travers l’Asie de l’Est dans les années 1960. Devenues amies, les deux femmes se retrouvent dans un couvent de Sydney dix ans plus tard. Les titres de Fire of God’s Love sont prêts à être enregistrés et Sœur Marimil Lobregat, alors technicienne au Catholic Audiovisual Centre d’Homebush (une banlieue de Sydney) s’exécute. L’album prend vie pendant une série de dimanche (ça ne s’invente pas), dans une petite salle insonorisée du couvent. Sister Irene raconte que l’écho de Fire , titre fort de l’album, aurait dû résonner dans une salle de bain de l’établissement. Empêchée par les aboiements d’un chien voisin, c’est finalement une reverb machine dénichée à 20$ qui sauvera la mise. L’album, pressé en petite quantité, fut distribué en Australie et aux États-Unis. Tandis que quelques copies se sont arrachées jusqu’à 400 euros sur Discogs, un bootleg de piètre qualité selon les avis de clients offusqués, est sorti via l’obscur label américain Wyrd War en 2018.
Curieux objet que ce Fire of God’s Love mais les abonnés réguliers des disquaires et puces nord-américains nous diront qu’il n’est pas isolé car la scène indie chrétienne a connu quelques moments de bravoure dans les années 1970. Pour citer quelques noms ici : l’Américain Pastor John Rydgren ou encore le groupe québécois Résurrection! ( mais aussi les membre du Jesus Movement, mouvement chrétien évangélique originaire de Caroline du Sud, principalement composé de musiciens folk. Le site Aquarium Drunkyard leur consacre une compilation en trois volumes.
Si les routes artistiques de Sœur Irène et Sœur Marimil Lobregat se sont séparées, la flying nun avant-gardiste a continué d’explorer ce terrain fertile en écrivant notamment une comédie musicale sur la vie de Saint-François d’Assises et s’apprêterait, à 91 ans, à sortir un nouvel album de musique méditative.
MORGANE DE CAPELE