« Is there luck for me ? » Posée par John LeTour (Willem Dafoe) à sa voyante, cette question résonne comme l’inquiétude naïve et désarmante d’un homme qui se tient au bord du précipice et cherche, désespérément, une porte de sortie. Livreur de drogues clean depuis deux ans, John LeTour arpente les nuits new-yorkaises comme un automate, jusqu’au jour où le hasard place sur son chemin Marianne, son ex-fiancée, et avec elle le mirage d’un nouveau départ.
Light Sleeper (1992) est un film écartelé entre deux pôles : d’un côté, le passé, la came, les regrets ; de l’autre, le futur, l’incertitude et l’amour. De ce tiraillement, Paul Schrader tire un récit empreint d’une mélancolie terrible et insoluble qui s’incarne d’abord dans cette vision d’une ville saisie dans le moment d’un basculement. Dans la nuit pluvieuse, de longs trajets en voiture nous mènent d’épiceries déglinguées en lofts aseptisés tapissés d’art contemporain, des bouges poisseux de Harlem aux night clubs clinquants du downtown des yuppies. New York n’est plus la ville dangereuse et cradingue que filmaient Scorsese dans Taxi Driver et Friedkin dans The French Connection, ni encore tout à fait celle des golden boys du libéralisme sauvage qui, on le sait, finirait par tout engloutir. Figée dans ce magma incertain, elle s’apparente à ces zones de transit moroses qui bordent gares et ports et qu’on arpente hagard, pressés d’en être recraché·e·s. Bardée de néon bleus, envahie de poubelles dégueulantes, le New York de Light Sleeper est une humeur, un mood, dans laquelle baignent des personnages en perdition.
Coquille de sang et d’os hantée par les regrets, John LeTour est un personnage typiquement schraderien : insomniaque, solitaire, ascétique. Dans le dénuement de son appartement, il consigne jour après jour ses pensées dans un journal. La seule personne qui le rattache à la vie terrestre est son amie et employeuse, la fantasque et touchante Ann, portée par une interprétation lumineuse de Susan Sarandon. Elle est à la tête du petit trafic de stupéfiants qui les fait vivre, il se contente de la suivre : « She was glamorous. I just wanted to be around her ». Une dynamique déjà à l’œuvre dans American Gigolo (1980), dans lequel Julian, escort boy, travaillait pour le compte d’une entremetteuse également prénommée Anne. Dans Light Sleeper, cette relation d’affection et de confiance s’articule autour de chimères voisines – lancer une marque de cosmétiques naturels pour elle, travailler dans l’industrie du disque pour lui -, écrans de fumée masquant difficilement leur peur de l’avenir. Lové dans une stase, traversant la ville en fantôme livide, LeTour est résolument tourné vers le passé et s’abîme dans la réminiscence de souvenirs, tout en cultivant une inquiétude maladive quand à l’incertitude du futur – d’où ses visites fréquentes chez une médium.
Ramenée à lui par le destin (« Ann, what are the odds of meeting someone that you haven’t seen in years twice in two days ? »), Marianne lui apparaîtra comme la pièce manquante du puzzle de sa vie. Celle grâce à qui tout peut changer, au nom de l’amour. Mais cette fantasmagorie d’un bonheur à venir se heurte violemment à la mémoire factuelle, matérialiste, de son ancienne partenaire de défonce. Champ : dans une cafétéria d’hôpital, il se souvient de leurs baisers, leurs étreintes, leurs fêtes ; elle se rappelle leur intoxication permanente, leur isolement, ses pulsions suicidaires. Contrechamp : la colonne attenante à leur table vient littéraliser le mur symbolique qui se dresse entre les anciens amants en les isolant chacun·e d’un côté du cadre. Congédié par celle qui le perçoit comme un revenant indésirable (sublimée par la lumière, la pâleur de Dafoe le rend pratiquement transparent), John est condamné à errer dans un temps qui ne s’écoule plus. Idée magnifiquement illustrée lors d’une scène où il repasse en boucle sur son magnétophone le nom et prénom de Marianne Jost, enregistrés sur son répondeur.
Pour autant, Light Sleeper n’est pas un film pessimiste. Comme à son habitude, Schrader entrevoit pour son personnage principal la possibilité d’une rédemption, mais qui passe ici par un romantisme nu suggéré par la mise en scène. La photographie du film, signée Edward Lachman (qui assurera plus tard celle de Virgin Suicides), toute en teintes bleutées et violacées, crée pour ces personnages abîmés un cocon ouaté tirant leur spleen du sordide vers le sublime. Inspiré par le peintre français Georges de La Tour (1593-1652), auquel le personnage de Dafoe doit son nom, le travail du clair-obscur, notamment dans les intérieurs, restitue à merveille le cheminement difficile d’un homme luttant pour s’extraire de l’abîme. Confiée à Michael Been (du groupe mythique The Call), la musique abonde en ce sens, zébrant la nuit de guitares vrombissantes, accompagnées d’un saxophone dégoulinant de chagrin et de la voix d’outre-tombe du chanteur californien. Elle est la seconde voix de John LeTour (fait rare, toutes les paroles sont sous-titrées) qui hurle son besoin d’amour déchirant et sa peur d’être englouti par les ténèbres. La fin du film – l’une des plus belles du cinéma -, sans trop en dévoiler, consacre définitivement la mue de son personnage : ayant tout perdu, LeTour accède à la transcendance et obtient le cadeau de pouvoir recommencer à zéro. Conjurés les démons du passé, l’ancien dealer tourne les talons et fait ce constat tout simple qui veut dire beaucoup, et permet à ce film nocturne de s’achever dans la lumière : « I’ve been looking forward ».
ARTHUR BOUET
Cet article est initialement paru dans le numéro zéro de la revue papier Amateur·e.
Nous présenterons le film le 9 novembre à Bruxelles en collaboration avec Kinograph.