C’était le grand fantasme des enfants de ma génération. On allait mettre des objets précieux, représentant idéalement notre époque, dans une boîte en métal et l’enterrer dans le jardin de nos parents. On en était sûrs : dans un siècle, des archéologues du futur ou des extra-terrestres déterreraient le fabuleux trésor. Ils retireraient patiemment la terre autour de cette capsule temporelle et observeraient avec un regard ému nos trading cards, nos exemplaires moisis du Bateau ivre et nos vieux mugs Tintin achetés au musée de la bande-dessinée à Bruxelles. L’idée de ces objets sous terre était terriblement rassurante pour les enfants que nous étions pour une raison que j’analyse avec plus de lucidité aujourd’hui. En enfermant un bout de notre petite vie, on lui offrait une forme d’éternité. On se faisait le cadeau, nous gamins au bord du précipice effrayant de l’âge adulte et du temps qui passe, d’une parcelle d’immortalité. On cryogénisait notre existence matérielle, faute de mieux, pour qu’un petit morceau de nous sorte la tête de sous terre dans le futur lointain où les voitures allaient voler et dont les habitants se nourriraient exclusivement de pilules.
Trois décennies plus tard, les enfants apprentis voyageurs dans le temps déterrent symboliquement des artefacts du passé dans les bacs des disquaires et les tréfonds d’Internet. Albums perdus, démos de disques jamais publiés pour des raisons diverses, groupes outsiders, artistes reclus ou mystérieusement disparus alimentent le fil d’excitation des nerds de la sphère musicale, jamais rassasiés par les hectomètres de nouvelle musique balancée chaque vendredi sur les multinationales du streaming (et oui même Bandcamp a cédé aux sirènes du grand capital). Comme tous ceux qui restent un peu fâchés avec leur époque et le rapport de réalité, je navigue dans ces rues imaginaires de rééditions en disques des décombres. Et à force de rassembler les débris de ce passé recomposé, j’ai fini par me demander ce que j’essayais de retrouver au travers de cette quête de disques “perdus”.
En remontant le fil de cette étrange obsession, j’ai réussi à trouver une sorte de point de départ: le film Broken Flowers de Jim Jarmusch, sorti en 2005. On y suit la quête d’un père un peu casanier et indolent (à la limite d’une apathie misanthrope) parti sur les traces d’un fils de 19 ans qu’il se découvre au détour d’une lettre anonyme. Son voyage (dont je garde un souvenir proche de la lenteur de celui du tracteur d’Une histoire vraie de David Lynch) est rythmé par la mélancolie cajoleuse du jazzman éthiopien Mulatu Astatke. C’est le côté proprement hallucinant de la musique quand on y pense: sa capacité à ouvrir un portail spatio-temporel vers un monde nouveau, parfois dans le cadre extrêmement anodin d’un film grand public. Francis Falceto et le label Buda Musique sortaient les passionnantes compilations Ethiopiques depuis 1996 mais c’est le quatrième volume (celui contenant les morceaux joués dans Broken Flowers) qui allait offrir une nouvelle visibilité au jazz éthiopien des années 1960-1970. Il y avait quelque chose d’extrêmement intelligent dans la collision entre le scénario de Jarmusch et cette musique qui évoquait un passé splendide et révolu. Comme le personnage campé par Bill Murray, on découvrait l’existence d’un monde qui avait existé à côté de nous, toutes ces années où nous nous étions contentés d’un présent pelliculé par l’industrie du disque. Une voie parallèle s’ouvrait à nous.
Le temps passant, il a bien fallu se rendre à une évidence intrinsèquement liée à notre époque: la mystique qui accompagne un album supposément perdu est surtout une affaire “d’histoire” plus que de musique. De storytelling et/ou de scénario, pour dire les choses de manière plus triviale. A la manière des crime stories qui nous improvisent inspecteurs amateurs/voisins voyeurs, le documentaire est venu scénariser et mettre en images ces histoires d’injustices commerciales, de génies incompris, de disques enfouis dans les greniers et marchés aux puces du monde contemporain. Le succès d’un film comme Sugar Man consacré au musicien Sixto Rodriguez (un temps signé chez Motown puis disparu des radars) en est probablement le plus bel exemple. En propulsant de nouveau leurs sujets au devant de la scène, ces objets filmiques assouvissent un fantasme gigantesque du public consommateur de pop culture: avoir un contrôle sur le temps. En redonnant une seconde vie à des échecs commerciaux (et des existences souvent fracassées conséquemment), le spectateur devient acteur. Il peut agir à la manière de cet éternel dilemme “godwinien” : si tu croisais Hitler enfant, le laisserais-tu en vie? Il peut enfin jouer symboliquement avec les outils du Grand Architecte et réécrire l’Histoire. Cette sensation de faire le bien est extrêmement plaisante. Une chose terriblement rare quand on consomme des biens culturels sans trop y réfléchir.
Bien évidemment, ces histoires (petit “h”), comme toutes les histoires, ne nous touchent pas aux mêmes endroits. Celle qui s’est emboîté étrangement pour moi dans les fleurs brisées de Jarmusch et ses mélopées éthiopiennes est celle de Lewis. Tout a commencé avec un portrait : une photographie noir et blanc d’un jeune yuppie conforme aux canons de beauté des années Calvin Klein et Patrick Bateman, rasé de près, bronzage d’American Gigolo et brushing Vidal Sassoon. Le premier titre de L’Amour, album ressorti par Light In The Attic, s’appelle I Thought The World of You. Il est terrassant et inquiétant à sa façon, évoquant un croisement entre Angelo Badalamenti et Chet Baker. Il contient une forme de tristesse impossible à expliquer et pour cause: il a été écrit par un inconnu en 1983 et découvert 25 ans plus tard par un collectionneur de disques sur un marché aux puces canadien.
Il aura fallu plusieurs années aux responsables du label Light In The Attic pour localiser l’auteur de ces quelques morceaux suspendus dans le temps. Une quête évidemment savamment orchestrée par une campagne médiatique, alimentant les fantasmes des nouveaux “fans” de l’artiste. Lewis aurait été un trader obsédé par la couleur blanche qu’il portait en toutes occasions, accompagné de top models et conduisant des coupés sport. Il serait aussi un “con artist”, ayant arnaqué ceux qui avaient travaillé avec lui sur cet album resurgi du passé. La résolution du mystère est à la fois logique et un peu triste. Randall Wulff (son vrai nom) fut retrouvé par nos enquêteurs amateurs à Calgary, toujours vêtu de blanc. Il déclina un gros chèque de royalties et confia travailler à de nouveaux morceaux de “religious pop music”. A sa façon, il avait refusé à l’industrie cette forme de charité que peut être la réédition. Il restait un mystère banal. Le “guy next door” qui pourrait être un génie incompris comme un freak un peu lunaire. Je me suis rendu compte que tout ça n’avait pas vraiment d’importance car je m’étais écrit ma propre histoire à l’écoute de L’Amour, celle d’un père démissionnaire qui avait disparu du jour au lendemain, qui avait traversé l’Amérique pour se jeter du haut d’un pont en Californie, le coeur brisé. Un mélange entre le fantasme, la réalité et les déchets de ma mémoire, probablement.
Un peu perdu dans les limbes de ces histoires resurgies du passé et plus ou moins réinterprétées par les médias et labels de réédition, j’ai fini par avoir envie moi aussi de raconter un album perdu. Dans Je n’aime que la musique triste, j’ai écrit l’histoire d’Ali, un jeune franco-américain souffrant de dépression et fils d’un lobbyiste qui avait écrit un disque de synth pop en hommage à son amant suicidé.
Enfermé pendant plusieurs mois à l’hôpital, le jeune musicien a trouvé un peu de répit dans une salle de musique dotée d’un matériel assez précaire. Il a passé une bonne partie de son séjour à enregistrer des morceaux inspirés par son amour perdu et sa colère contre le capitalisme. Ce disque est resté dans un carton pendant près de 25 ans. Il n’a plus aucun lien avec ses parents et travaille depuis des années comme professeur de français dans un quartier défavorisé.
Son seul et unique album a été découvert par une jeune stagiaire de la clinique férue de musique synthétique et expérimentale. Elle a retrouvé la trace de son auteur dans les archives de l’établissement et pris contact avec lui pour rééditer ce disque méconnu. Celui-ci est composé de sept pistes de synth punk mélodique et minimal. La voix de l’artiste, grave et peu assurée, donne à ses morceaux une fragilité évocatrice du désespoir de la séparation et d’une aliénation cruelle. Près de 30 ans après sa création, cet album est sans contexte une des perles de l’Art Brut américain et de la musique underground. Il ressort aujourd’hui illustré par une rare photo de son auteur prise à la clinique pendant son internement.
C’était si tentant au fond. Et puis, j’avais envie de rappeler que le journalisme musical peut et doit être aussi une forme d’écriture créative. Évidemment, ce disque n’existait pas et j’avais pris un plaisir un peu pervers à imaginer mes lecteurs en train de naviguer sur le web à la recherche de cet album. Je me suis rendu compte que cette obsession pour ces disques perdus était en grande partie une façon de s’extirper de la réalité, du discours médiatique, une façon de toucher du doigt une créativité un peu plus pure et de renouer avec la magie qui nous avait fait aimer le rock’nroll de Seattle, Greenwich Village ou Manchester. Parce qu’à leur façon les disques du Velvet, de Gram Parsons ou des Smiths étaient un peu des disques “perdus” que j’avais retrouvé par hasard à l’adolescence. Ceux qui m’avaient emmené loin de la réalité en me donnant l’impression que j’avais reconstitué les pièces d’une énigme. Écouter en 2022 des disques “perdus”, aller jusqu’à en inventer un qui n’avait même pas de musique, c’était probablement une façon d’exorciser une forme de désillusion liée à l’héroïsation de certains musiciens et mouvements. Et de renouer avec la narration magique du rock’nroll.
Le revers de cette médaille est, comme souvent, liée à l’exploitation commerciale de cet appétit, au processus qui cherche à transformer une impulsion, un instinct en modèle reproductible et exploitable à l’infini. Nous voilà donc à l’ère du Record Store Day, bien décidé à faire fructifier chaque artefact du passé. Cette année, on a eu droit à beaucoup de disques perdus : ceux d’Alan Vega ou Godspeed You! Black Emperor succédant (au hasard) à ceux de John Coltrane, à des anthologies de disco sud-africain ou à la réédition du groupe de lycée de Ben Stiller (qui sonne comme une version ironique des disques ironiques d’Ariel Pink). En quelques années, l’industrie du disque s’est fait son petit syndrome de Diogène. On ne jette plus rien, on accumule et on ré-emballe, il y aura toujours quelques gogos pour tomber dans le panneau (moi je le premier).
Pour en finir avec l’entreprise de déconstruction personnelle (ça ne fait pas de mal et un disque soldé coûte, encore, moins cher qu’une séance de psy), j’ai fini par remarquer que le profil des diggers et des “diggés” étaient toujours les mêmes. La vague des labels qui partaient à la recherche des musique extra-occidentales au milieu des années 2000 (Awesome Tapes From Africa, Sublime Frequencies et tous les DJs avides de ghetto music) a finalement laissé sa place à celle des maisons spécialistes de la réédition. Les classes dominantes cherchent l’exotisme à un endroit à peine différent, mais c’est surtout l’emballage et le récit qui changent. Une question qui s’ouvre, terrassante et abyssale c’est pourquoi ces artistes et ces albums n’ont-ils pas eu la visibilité méritée? Pourquoi ces morceaux de pop, de funk ou de jazz parfaits en tous points ont-il dû attendre qu’un archéologue de l’Histoire immédiate leur donne une seconde vie? Pourquoi a-t-on un tel appétit pour l’imperfection? Peut-être parce que le courant coule toujours dans le même sens. Peut-être parce que redonner une validation à ces œuvres invisibles ou mal aimées nous offre une occasion de plus d’exprimer notre toute puissance de consommateur. Peut-être parce que notre crise existentielle, celle qui nous pousse à nous chercher jusqu’au bout de notre vie, nous mène régulièrement vers cette histoire “perdue”. Et les disques qui y sont cachés.
ADRIEN DURAND