En ce début de saison qui s’annonce particulièrement sombre et brûlant, nous vous proposons un nouveau cycle thématique intitulé » Un Eté Gothique » sur Le Gospel. Des récits intimes ou personnels, des interviews, disques chinés et des histoires méconnues pour tenter de circonscrire (un peu) l’étiquette gothique et les esthétiques qui gravitent autour de cette étoile noire.
Un dimanche d’hiver exceptionnellement doux et ensoleillé, je découvrais enfin les grandes allées pavées du cimetière du Père Lachaise pour la première fois depuis mon emménagement à Paris. Une idée de sortie pas si originale, puisque je croisais de nombreux flâneurs et groupes de touristes venus se faire conter l’histoire et les anecdotes de la nécropole la plus célèbre du monde par des guides passionnés.
Je tombais au hasard au fil de ma promenade sur les concessions de grandes figures françaises: Jean de La Fontaine, Théodore Géricault, Yves Montand; ce qui m’a fait me demander s’il fallait alors “être quelqu’un” de son vivant pour avoir sa place dans ce cimetière, une fois passée l’arme à gauche. Des morts célèbres: c’est ce que tous ces visiteurs étaient venus voir. Et puis, division 13, à quelques pas de la tombe d’Alain Bashung, et face à l’étonnante sépulture-oeuvre d’art d’André Chabot en forme d’appareil photo, mon regard a été attiré par une concession toute simple, recouverte d’une bâche de plastique blanche. Une modeste plaque funéraire indiquait cette phrase un peu quelconque : “Le temps passe, les souvenirs restent” – un pot de lavande desséchée y était disposé, un autre présentait des restes de plantes fanées. Elle aurait presque pu passer inaperçue, à l’ombre de la popularité écrasante de ses voisins d’allée. Mais une chose a particulièrement capté mon attention : le petit portrait ovale de son occupante fixé sur la pierre tombale.
Intriguée, je m’approchais et découvrais alors le visage de “Mme Murcella Troboa Asskari”. C’est d’abord son regard qui m’a frappée. Le bord des yeux noirs de mascara et de fard, elle regarde l’objectif d’un air provocateur, presque aguicheur et légèrement amusé. Ses pommettes sont rehaussées de blush rose et contrastent avec sa peau blanche. Elle a le sourire sournois, les lèvres teintées d’un mauve très sombre, tirant vers le noir. Ses cheveux frisés, noirs aussi, sont épais et nombreux, et s’arrêtent à hauteur d’épaule. Le portrait donne également à voir la partie haute de son buste. Elle porte un joli chemisier sophistiqué, noir à nouveau, qui lui sied à merveille. Un col fait de dentelle vient entourer les côtés de son cou et dégage élégamment ses clavicules et son thorax. Un petit bouton blanc le ferme en haut de la poitrine, c’est le seul que l’on voit sur la photo – le reste est coupé par le cadre. Enfin, de ses épaules insolemment haussées partent de longues manches transparentes et mouchetées de petites fleurs noires.
Je la trouvais belle. En contemplant l’ensemble, je remarquais les dates inscrites sur la pierre : 1970 – 1994. Elle était morte à 24 ans (l’âge que j’ai aujourd’hui). Cela m’a fait tout drôle d’y penser, et je me suis prise d’affection et de compassion pour la mystérieuse Murcella, qui n’avait là ni un nom ni un portrait très communs. J’ai pensé qu’elle devait l’être aussi dans sa vie: hors du commun, loin des normes, et que peut-être même alors elle avait été rejetée pour ça. Cette idée n’a fait que renforcer ma sympathie pour elle. Dans ma tête, tous les scénarios possibles me parvenaient pour expliquer sa mort tragiquement précoce. Le suicide, l’accident, le meurtre, la maladie. Et puis, son style au penchant gothique, son air cachottier et son nom particulier ont dirigé mon inconscient vers une toute autre hypothèse, un fantasme surréaliste et secret : peut-être me tenais-je là face à la sépulture d’une sorcière au destin sombre. Je l’ai alors prise en photo sous tous les angles. Vue d’ensemble, plan large, plan rapproché, gros plan sur son portrait fascinant. Et je suis repartie de là avec le désir brulant de découvrir qui était Murcella.
En rentrant, j’ai tapé son nom sur Internet, avec le mince espoir d’y trouver les ressources nécessaires pour résoudre ma quête personnelle. Ce qui est ressorti m’a étonnée autant que rassurée : je n’étais apparemment pas la première frappadingue à vouloir percer le mystère Murcella. Les résultats ne sont certes pas nombreux – ils tiennent sur trois pages Google – mais deux théories semblent dominer.
Plusieurs sources (des forums et un blog espagnol féru d’histoires mystiques intitulé insomniastreets.com notamment) s’accordent à dire que Murcella serait issue d’une importante famille portugaise, dont elle était le mouton noir évité de tous. Son excentricité et son désintérêt pour les affaires familiales lui auraient mis ses proches à dos, ce qui l’aurait poussée à partir du pays pour rejoindre la France, et plus précisément Paris. Ici, elle aurait alors fondé un refuge pour les orphelins, les enfants de la rue et ceux de prostituées. L’auteur du blog espagnol y raconte notamment sa rencontre impromptue avec un jeune homme se recueillant sur la tombe de Murcella, qui lui aurait rapporté cette histoire et qu’on pourrait penser alors être l’un des enfants pris sous son aile. La deuxième théorie a particulièrement retenu mon attention, car l’un des utilisateurs du forum qui relate cette version porte le pseudonyme de « gttoboa ». A une lettre près (sur un clavier, les touches R et T sont côte à côte), on tiendrait là un Troboa. Très factuelle, cette personne indique que Murcella serait en fait née à Homs en Syrie en décembre 1970, mariée en août 1989 à Montrouge avec un breton, un certain Georges Troboa (et donc, « gttoboa » ?). Il clôt formellement et sans plus d’explications : « Murcella est décédée à Paris le 28 décembre 1994 et a été enterrée au Père Lachaise en janvier 1995. » Ses origines ont été confirmées il y a tout juste trois semaines par une utilisatrice se déclarant faire partie de sa famille. Sur le forum, où le sujet est ouvert depuis 10 ans, elle semble demander à l’aide pour élucider les circonstances de sa mort et laisse à penser que ce mystère pèse sur la famille. « Personne ne veut nous le dire », écrit-elle.
Au-delà de ces quelques pistes disponibles, je n’ai jamais rien pu trouver de plus officiel, de plus fiable ou de plus vérifié sur Murcella. D’abord frustrée de laisser l’énigme non résolue, c’est finalement là ce que j’ai trouvé de plus fascinant dans cette histoire. Personne ne semble savoir ce qui a pu lui arriver, et qui elle était réellement, pourtant tout le monde cherche des réponses. Par ailleurs, la deuxième version est celle qui fournit les éléments les plus précis (origines, dates exactes de naissance et de décès, mariage), mais elle ne dit rien de sa vie.
J’ai souvent pensé à elle, passé du temps à retourner et contre-balancer ces bribes d’hypothèses dans ma tête, pour finalement apprécier que le mystère persiste. Il m’a permis de nourrir moult scénarios faits de sorcellerie, de mysticisme, de miracles et de malédictions, où Murcella est une figure féminine puissante, protectrice des plus faibles et vengeresse des esprits les plus cruels et malsains. Par pudeur j’en garderai les détails, mais tout ceci m’a inspirée de raconter son histoire en playlist, comme pour lui rendre hommage, ou inventer un souvenir que je n’ai pas d’elle. On peut alors trouver dans chacun des morceaux une lecture ou un simple clin d’oeil à la mort, à la spiritualité, à la sorcellerie, au maléfice, à l’étrangeté ou à la solitude, car j’ai la bizarre certitude que d’une façon ou d’une autre, Murcella était un peu tout cela à la fois.
JULIETTE BITAULD
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