Le groupe préféré de vos groupes préférés s’appelle The Wipers

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Un soir de fête de la musique, du haut de mes 10 ans, j’ai vu un groupe hardcore se produire à même le sol d’un trottoir au détour d’une rue commerçante . Ils avaient certainement un air maladroit, voire assez touchant ces adolescents un peu plus âgés que moi, parés de leur plus beaux atours (maillots de basket XXL et casquettes à l’envers) jouer à toute vitesse une musique que je n’avais pas entendu. Mais ce dont je me rappelle c’est l’impression d’entendre quelque chose d’ultra barré, pas loin d’une certaine forme de transe. Je me rappelle d’ailleurs de la réflexion de deux gamins de mon collège qui passaient par là en jogging lacoste et manteau Helly Hansen. “On dirait une secte”.

Alors que le hardcore américain a souvent été classé en deux catégories: intello/engagé/arty d’un côté et musclé/communautaire de l’autre, il reste dans les interstices des formations à redécouvrir qui ont bousculé à jamais les codes de la musique bruyante, à équidistance d’une forme de puissance révoltée et d’invention psychédélique. Parmi eux, il y a The Wipers, “le premier groupe punk de la côte pacifique américaine”, devenu avec le temps une référence incontournable pour  groupes indie punk de Nirvana et Dinosaur Jr. à la nouvelle génération post punk anglo-américaine.

Avec le recul, il est assez étonnant de voir le groupe raccroché à la vague punk. Fondé en 1977 par Greg Sage, 25 ans à l’époque, le groupe sonne beaucoup plus comme une déclinaison bruyante et distordue du rock électrique et trippé de la fin des années 60/début des années 70, un peu comme si les américains reprenaient les recherches de Hendrix et des Doors sans se préoccuper de faire des pop songs. 

Leur deuxième album, Youth Of America, celui que je préfère, est un des rares disques (à ma connaissance) qui réussit à allier des phases répétitives qui semblent flotter dans l’espace à des gros refrains scandés dans la tradition du punk rock américain. Taking Too long sonne comme un morceau de garage kraut, avec ses vocalises un peu dramatiques. C’est unique et il faut bien le dire ultra moderne. Potential Suicide, qui figure sur le premier album du groupe Is This Real? (et sa pochette magnifique) ressemble à un manuel d’instruction pour Kurt Cobain à tel point qu’on se demande s’il n’a pas piqué la ligne mélodique pour construire Breed (un des morceaux phares de Nevermind sorti une dizaine d’années plus tard).

Il serait vraiment dommage de réduire la musique de Greg Sage et des Wipers à une source d’inspiration pour des groupes plus populaires qui ont souvent simplifié sa formule. Un peu à la manière des expérimentations d’Arthur Russell avec la reverb, le guitariste aura utilisé la distorsion comme un véritable instrument, emmenant la pratique de son instrument sur de nouveaux terrains et ouvrant ainsi une nouvelle façon de jouer du rock’n roll ni plus ni moins. Un peu à la manière de son héros Hendrix ou de Lou Reed auquel on pense souvent en réécoutant les disques des Wipers.

Sage grandit chez un père technicien audio qui laisse traîner à la maison des instruments cassés et pas mal de matériel. Dès ses 11 ans, le jeune garçon bricole une basse et commence à acquérir une approche musicale qui passe en grande partie par un savoir faire technique, à mille lieux de la démarche de pas mal de punks, qui considéraient eux qu’il ne fallait même pas savoir jouer de la guitare pour monter sur scène. Le premier rapport de Sage à la musique se fera donc par la technique et la production, puisqu’il bénéficie dès son jeune âge de l’accès à une presse à vinyles. La première expérience professionnelle du jeune musicien se fera sur le disque d’un catcheur très populaire sur la côte Ouest, le bien nommé Beauregarde. Un étonnant assemblage de pop 60’s à consonance rockabilly. Bien meilleur en tous cas que n’importe quel album de Hulk Hogan. 

Sage lassé de bosser pour les autres fondent ensuite The Wipers avec l’idée de sortir 15 albums en dix ans sans aucune promotion, publicité ou tournée nationale. Ce qui l’intéresse c’est la musique et point barre. Si Is This Real fut initialement enregistré sur un quatre pistes dans le local de répétition du groupe, il exigea de retourner dans un studio professionnel pour en produire une nouvelle version. Si ce disque garde quelques traces du punk rock de l’époque, notamment dans ses morceaux courts teintés de new wave mélodique, le suivant est la déclaration de guerre du musicien aux canons du punk rock. Il raconte ainsi à qui veut l’entendre que les morceaux sont volontairement longs pour éviter tout amalgame avec la scène en vogue qu’il conchie. 

Le guitariste, droitier qui joue comme un gaucher, s’autorise tout de même quelque concerts dans la région de Portland pour soutenir des disques qui sont des échecs commerciaux mais drainent un petit public de fans dévoués. Sage y développe deux de ses signatures scéniques: des solos de guitares nerveux et épiques et de longues phases d’improvisations qui tirent plus vers les climats motorik que les vocalises des Ramones. Il attribuera d’ailleurs son intérêt pour les structures narratives à son petit boulot dans un cinéma. Over The Edge, le troisième disque contient lui le titre Romeo, perle de désespoir punk, qui assume pleinement les influences rockabilly de Sage. Un sommet que peu de groupes de l’époque ont pu tutoyer (The Gun Club, X peut-être). 

Greg Sage reste comme un exemple de musicien à l’éthique forte qui n’aura jamais fait de concessions face au music business, malgré un retour aux affaires dans les années 90 l’exploitation d’un back catalog et quelques concerts de reformations ici et là. Homme de studio, passionné par le son, il a souvent été cité comme la contrepartie de Cobain, qui malgré son image de tête brûlée aura davantage accepté les contraintes du business et de la célébrité. Et un commentateur sur un forum de constater que pendant que l’un se faisait sauter la tête incapable de supporter son succès, l’autre continuait de bosser en studio. Reste en tous cas que la musique de The Wipers et l’approche de Greg Sage restent unique dans l’histoire du punk et hardcore américains et qu’elles auront donné de nouvelles directions dans les domaines du songwriting, du jeu de guitare et de la production à des générations de musiciens. Les disques sonnent toujours aussi intrépides et nerveux. Il faut les (re)découvrir.  

 

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