photo: Nan Goldin
Je parle souvent d’ Avec les alcooliques anonymes de Joseph Kessel. C’est un livre qui m’a beaucoup marqué, dans lequel l’auteur retrace la formation des AA aux Etats-Unis au travers de destinées souvent tragiques marquées par l’alcool. J’y pense aussi souvent parce que c’est une tentative d’expliquer l’addiction (ce qui est très complexe). Kessel raconte l’histoire de ces enfants de la haute bourgeoisie qui étaient calmés par leur nourrice à coup de bourbon versé dans le biberon et qui, devenus adultes et de riches hommes d’affaires se soulaient à mort dans les bureaux et les dîners. Il serait si facile de pouvoir trouver les causes de nos actes et notre mal être dans une enfance qui nous a échappé, dont on n’est pas responsable.
Une après midi quand j’étais au collège, je suis rentré avec une bande de gamins de ma classe dans une épicerie de quartier qui n’était pas loin de notre école. Au détour d’un rayon que j’explorais seul, je suis tombé sur deux mecs qui me paraissaient vieux et immenses (j’avais 12 ans je crois et eux peut-être 16 ou 18). Ils étaient en train de voler, et l’un des deux gamins m’a attrapé et m’a collé un pistolet d’alarme sous l’aisselle. Quand l’employé de l’épicerie a surgi et nous a vu, celui qui me braquait a prétendu qu’on jouait. Je n’ai pas nié, j’ai même souri, dans mon souvenir. J’avais oublié ce moment, jusqu’à récemment quand je me suis rendu compte que le chaos avait quitté mon existence et que c’est sûrement à cette époque qu’il s’y était invité pour la première fois.
De mon adolescence dans un collège difficile jusqu’au début de ma vie d’adulte, j’ai marché au bord du précipice, en essayant souvent de remonter ceux qui se tenaient par le bout des doigts pour ne pas tomber . Le chaos qui s’imposait à moi, celui dont je voulais sauver les autres aussi, a comblé le vide , et est même devenu une condition de mon existence, un mode de fonctionnement en tant que personne, en tant qu’amant ou ami, en tant qu’artiste, en tant que créatif. Un prisme par lequel je regardais le monde qui m’entourait.
Il y a presque un an je me demandais si “quitter Paris, c’était renoncer.” Si je dois être honnête, m’installer à Bordeaux, loin de mes amis et d’un certain style de vie ça a surtout été l’occasion de réaliser à quel point j’ai évolué dans un microcosme, un univers minuscule dont les fondations reposaient sur une addiction aux excès et une sorte de déconnection de la réalité. Peut-être parce que ma façon de lutter contre mes angoisses a été de passer quinze ans à me gaver de travail, de fêtes, de rencontres, de luttes inutiles. Peut-être aussi parce qu’à la façon dont je regardais fasciné cette séquence de Live Tonight Sold Out où Kurt Cobain se fait tabasser par un vigile, en vacillant mais sans tomber, défendu par ses potes de groupe, j’avais compris que la violence est partout et que c’est un langage qu’il faut adopter pour avancer.
C’est évidemment faux. Un jour je me suis retrouvé face à quelqu’un qui m’a demandé de le frapper au visage. Là tout de suite, parce qu’il avait besoin de ça pour se sentir “mieux”. A cet instant, je n’en voulais plus du chaos. J’avais compris que je ne pouvais sauver personne, et qu’il n’y aucun disque, aucune nuit blanche, aucun festival, aucune relation qui vaille le coup de nager dans un tel océan de violence psychologique et physique. Quelques années plus tard, je suis assis devant mon ordinateur, dans une jolie maison à Bordeaux et je ressens un apaisement et un vide. La paix c’est celle qui vient après cet emballement inutile des coeurs et de la cadence d’une vie qui repose sur une mythification de l’excès. Le vide c’est celui de se rendre compte à quel point ce chaos a été nourrissant. Ereintant certes, toxique sûrement mais qu’il forme encore aujourd’hui (même sous formes de souvenirs de la peau, de la sueur, de la vision brouillée) une source d’inspiration énorme.
Il y a un an, toujours, à peu près au même moment où la vie s’est ralentie, j’ai décidé d’écrire plus. Le chaos de ces décennies passées en eaux troubles est devenu une source d’inspiration évidente. J’ai lancé ce site et j’ai commencé à écrire un roman dont j’avais couché les grandes lignes dans un bus de nuit entre Montréal et New York, après une sorte de black out au pic chaotique de ma vie. En juin dernier, je suis retourné, seul, dans les rues de Manhattan sur les traces de mes propres excès, en cherchant à retrouver mes pas, l’odeur de ces années brutales. J’ai fait sûrement l’erreur de beaucoup d’aspirants écrivains, j’ai voulu fourrer tous les événements traumatisants et un peu fascinants de cette période dans mon livre. Un an après, je suis à mi chemin de la rédaction de la troisième version de ce roman. Il n’est plus nourri seulement par le souvenir du chaos de ma vie. Il est baigné d’imagination et de fiction. Parce que quelque part en route, depuis le jour où j’ai posé mes sacs et cessé de foncer tête baissée dans le mur, j’ai aussi appris à vivre sans le chaos, dans une certaine plénitude. Même s’il ne se passe pas un jour sans que je ne pense à lui et à son immense potentiel créatif.