L’Arizona bleu de Julee Cruise

 

Twin Peaks chevillé au corps et au cœur – tout le monde partage la même Julee Cruise. Rien de scandaleux là-dedans tant il convient d’admettre que la chanteuse sort directement de cette cuisse. Personnage à part entière de la série de Lynch et Frost, l’image est très précise, le portrait ne souffre d’aucune approximation : fée défoncée à la reverb pour scènes de clubs narcotiques, silhouette frêle et fragile comme une danseuse de boîte à musique (le mouvement giratoire en moins), une coupe de cheveux bizarre (sorte de mulet soufflé dont on peine franchement à se convaincre qu’il fut un jour à la mode), un visage traversé de part et d’autre par une bouche immense aux lèvres rubescentes, une délicate robe blanche ou un perfecto et un béret de Hell’s Angels selon les occasions, toute à la fois élégante et destroy, Julee Cruise, dans l’ordre des chanteuses, est parfaitement sans équivalent. 

Toutefois, si elle a très largement contribué à rendre Twin Peaks populaire et unique, cette situation, plutôt marginale, qu’occupe Julee Cruise, entre fiction et réalité (elle apparaît à la fois au cinéma et sur scène) a également participé à précipiter l’expression d’un jugement quelque peu limité à son égard. Et si on parle de muse par ci par là, c’est uniquement pour se cacher le fait qu’on ne voit en réalité qu’un travail de pygmalion. Les faits, il faut bien l’admettre, ne contrarient pas la tendance générale (les deux premiers – et meilleurs – albums sont produits, écrits, composés et arrangés par Lynch et Badalamenti). Et rien, finalement, n’empêche que Cruise soit acceptée et rangée comme une création à part entière du génial réalisateur. C’est déjà un honneur en soi. Pourtant, la présence de quelque chose résiste à ce sentiment chez la chanteuse, une étrangeté particulière qui n’a certainement pas attendu Lynch pour être ‘lynchéenne’ ; ou plus précisément, qui attendait David Lynch pour révéler toute l’étendue de son « lynchéisme ». Et ça, rien non plus n’empêche de le penser – et certainement pas certaines des déclarations de l’intéressée : 

« Je vole depuis que j’ai seize ans. Une fois que tu as étudié les nuages, l’atmosphère, et quoi faire au cas où, c’est facile. Je suis une bonne pilote dans les situations dangereuses. J’aime ces situations ; j’aime rouler à 200 kilomètres heures. Quand j’étais petite, mon père avait l’habitude de nous emmener jusqu’au cercle Arctique en avion. Il est mort à cinquante et un ans. Le soir où il est parti, je me suis envolée toute seule à Minneapolis avec le Piper Cub [petit avion monomoteur-nda] qu’il m’avait donné. On a notre propre cimetière là-bas… Mais je ne serai pas enterrée. Je veux qu’on mélange mes cendres à celles de mes chiens. On les répandra à travers l’Arizona, et l’Arizona va devenir toute bleue. Ce ne sera plus jamais l’Etat rouge. »

(Ashley Naftule, « Julee Cruise Is Not To Be Messed With », Pitchfork, 13 août, 2018.)

 

Aviatrice chevronnée, véritable fille des airs – ce n’est pas un hasard si les chansons de Julee Cruise paraissent aériennes. Malgré la passion pour l’aviation, préférons toutefois retenir la faculté magique de ses cendres mélangée à celle des chiens. Cette façon de faire, avec le bleu, du désert une sorte d’océan, les dunes comme le remous du large, semble plus indiqué pour qualifier le style de Julee Cruise. Le rêve, l’aérien, l’éther, les grands espaces, c’est un domaine qui convient davantage à la voix pleine de plumes d’Elizabeth Frazer (c’est d’ailleurs parce que les droits pour exploiter Song to the Siren de This Mortal Coil se sont révélés trop onéreux pour la production de Blue Velvet que Badalamenti a recruté Julee Cruise). Julee Cruise, elle, comme l’indique un de ses morceaux phares, ne vole pas véritablement. Elle tombe (Falling), mais surtout, pure matière bleue (Blue Velvet ?), elle flotte (Floating, I Float Alone). Elle est dreamy d’une toute autre façon. Loin de Cocteau Twins, atmosphère à la fois ample et renfermée, orchestre lointain et proche, BPM de sommeil profond et reverb océanique, suspension et résonance des sons et chant indifférente à la gravité, l’espèce de doo-wop/easy jazz fantôme conçu par Badalamenti a quelque chose des ensembles de voix à la The Flamingos. On ferme les yeux et on y est : le groupe harmonise sous l’eau, des coquillages vides pour micros, un homard est au piano, les algues ondulent, les bulles et les étoiles de mer virevoltent lentement et la barrière de corail applaudit. 

Il n’y a de fait que sous l’eau que le son persiste comme ça, fait reverb. Incapable de s’évanouir, il s’étale et s’abandonne aux courants sous-marins pour se développer sur des centaines de kilomètres comme s’il était dans l’espace. 

« When did the day With all its light turn into night? When all the world seemed to sing Why, why did you go? Was it me? Was it you? Questions in a world of blue Questions in a world of blue »

Questions in a World of Blue

Indissociable de celui que compose Twin Peaks, le tableau, en ce qui concerne Julee Cruise, est bien évidemment moins paradisiaque que celui des Flamingos. Télescopant les espaces de réalité, au folklore aquatique, la chanteuse oppose l’intuition d’une sorte de Contre-Ciel (comme l’écrivait René Daumal) comme un entre-deux, un territoire au seuil des autres, plein de rêves où on tombe et où l’on vole comme on flotte.

Julee Cruise ou la dream pop dans un ciel aquatique. 

ARTHUR-LOUIS CINGUALTE

 

 

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