« La Pianiste » ou l’histoire d’une huître

Cet article est le troisième de notre série « Insomnia » qui revisite de manière totalement subjective des films regardés de manière obsessionnelle, encore et encore, par nos contributeur.ice.s. 

Les huîtres sont des animaux sensibles. Il n’y a qu’à voir comment elles s’emballent pour un simple grain de sable. Dans le ventre flasque de la reine des mollusques, quand un corps étranger ose y faire irruption, menace par sa rugosité de blesser ses parois ondulantes, il est aussitôt recouvert d’un voile de nacre pour devenir une petite bille crémeuse. Cette perle engendrée par la souffrance, fruit parfait d’une agression extérieure, est le plus beau kyste des mers. Et puis pour l’huître, cette hermaphrodite qui n’a l’habitude de se reproduire qu’en solitaire, dans la tranquille obscurité de son manteau minéral, ces curieux enfants bâtards sont les seuls testaments de ses liaisons avec les remous de son environnement. Persuadée de se suffire à elle-même, bien boutonnée jusqu’au ras du cou, ne prendrait-elle pas un malin plaisir à faire rouler les parasites le long de sa langue laiteuse? Lorsqu’elle s’obstine à se verrouiller la mâchoire, se protège à outrance, n’est-elle pas en train d’attendre qu’on la déloge de son substrat rocheux? Dure à convaincre l’huître, coincée jusque dans le trépas, elle ne se laisse ouvrir totalement qu’avec un bon coup de couteau sur son cercueil en étain. 

Erika Kohut, professeur de piano virtuose au Conservatoire de Vienne, quadragénaire en ménage avec sa mère, aux maniérismes aussi enfantins que proches de la sénilité, d’une froideur de bâton de craie, est un emblème pour les huîtres du monde. Dépiautée au fil des séquences, l’héroïne de La Pianiste de Michael Haneke sorti en 2001, m’invite au spectacle si sordide et banal à la fois de la complexité physique et psychologique d’une femme rongée de l’intérieur dont la menue coquille friable commence à se fissurer. Ballottée d’une cage d’oiseau à une autre, elle va et vient à une cadence mécanique des salles de cours où elle exhale sur la nuque de ses élèves une tension qui s’immisce entre les notes de piano jamais assez convenablement tenues, à l’appartement de sa mère où les rôles s’inversent et elle redevient jusqu’à l’aube un petit animal docile. Erika est une huître dans le ressac, un fruit de mer isolé, violemment arrachée à son support, et on sait ce qui arrive à ces bestioles lorsqu’elles ont perdu leurs repères. Tués à coups de citron ou d’un couteau dans le cœur, elle et les autres détraqués ne résistent pas longtemps.

J’ai dix ans quand je découvre La Pianiste, diffusé en deuxième partie de soirée à la télé et je décide dans la foulée que ce sera mon film préféré. C’est aussi ma première rencontre avec Isabelle Huppert. Ses regards fixes et chargés de troubles, son visage en coquillage de porcelaine tacheté, sa carrure de miette et sa voix grave qui semble vibrer sous la pression d’un archet. J’ai une boule au ventre qui ne me quitte pas durant les deux heures du film et qui finit par sortir de mes yeux en sanglots. Malaise, ulcère, angoisse et papillons de tristesse, j’ai tous les symptômes qui deviennent, après ce soir-là, indispensables à mes séances de cinéma. Surtout, je vois dans le personnage d’Erika Kohut beaucoup de moi-même, sans trop savoir à cet âge-là comment me l’expliquer. Et puis, à chaque nouveau visionnage, de l’enfance à l’adolescence puis l’âge adulte, je me sens de plus en plus bouleversée par l’histoire de cette femme dont les violentes névroses me replongent dans les miennes. 

Comment aimer et être aimée lorsqu’on s’est autant appliqué à nier sa propre sensualité ? Lorsque le plaisir a épousé la souffrance et qu’il devient impossible d’en distinguer les nuances, qu’une dissociation trop prolongée de soi-même a rendu caduque l’accès au bonheur. Erika Kohut, accro à la discipline qui régit le petit monde de l’intelligentsia de la musique classique viennoise, ne peut se défaire du rôle de maîtresse sévère et détachée qu’on lui a assigné. Interdite de sortie comme une gamine de douze ans, quand elle traîne en ville avant de rentrer chez maman, ce n’est pas pour acheter des bonbons mais pour aller sentir les mouchoirs pleins de sperme roulés en boules dans les cabines de peep shows, devant des scènes de porno hardcore. Elle mate parce qu’elle s’est résignée à vivre son plaisir par procuration. Elle est experte de l’espionnage, des coups d’œil malsains. Elle alimente son monstre voyeuriste dans des cinémas en plein air où, à peine cachée, elle fixe un couple en plein ébat dans sa voiture, surprise par les manifestations de sa propre excitation: un jet d’urine impossible à retenir. Celle qui s’applique à contenir tout fluide qui pourrait émaner de sa carapace semble en proie à quelques dysfonctionnements.

Si l’unique sujet qui la déride est la musique – en particulier Schubert et Schumann – on n’est même pas sûrs qu’elle ressente vraiment quoi que ce soit lorsqu’elle joue du piano au récital d’un salon privé devant un public guindé. Pas plus que quand elle se mutile le sexe dans sa baignoire juste avant d’aller dîner. Rien ne la traverse que cet insoutenable vide mortuaire malgré tous les supplices qu’elle s’inflige pour se rebrancher au monde. Personne ne parviendra à l’extraire de sa condition d’huître sédentaire, pas même la jeune perle qui se place sur son chemin. Et quoi de pire que de ne pas connaître l’amour que d’échouer à le maintenir en vie? “Je n’ai pas de sentiment Walter, et même si j’en ai un jour, ils ne triompheront jamais de mon intelligence.” Là-dessus, la pianiste renonce définitivement à emprunter la porte de sortie. 

Comment s’identifier à cette vieille folle masochiste qui ne semble éprouver de l’empathie que pour l’oeuvre de quelques compositeurs romantiques du dix-neuvième siècle ? En l’observant au moment crucial où la démence menace de l’ensevelir, où elle est consciente encore de la putréfaction de son esprit avant de perdre la raison. C’est ce que capte si bien le film où Isabelle Huppert, fantôme en imper beige, lutte en silence, une dernière fois, pour trouver une place parmi les vivants. Il y a, comme souvent chez Michael Haneke, beaucoup plus à en tirer que le bête malaise ou dégoût qui déboule naturellement chez les spectateurs devant certaines scènes qui paraissent glauques au premier degré. Le thème est universel, celui d’une femme trop blessée pour accepter qu’on la désire, emprisonnée dans sa vision déformée d’elle-même et des autres. Alors, c’est tout naturellement que ce personnage est devenu une obsession, ou du moins une muse pour une féminité marginale. 

 

Je ne sais plus très bien à quel moment j’ai commencé à m’habiller tout en noir, à me cacher sous des formes amples, à ne laisser apparaitre que le strict minimum de peau nécessaire à la respiration. Moins par affiliation à la sous-culture gothique que par le contournement de certains complexes physiques, le camouflage en néo-nonne m’assurait le confort de parcourir la ville dans une cape d’invisibilité. C’est aussi à ce moment que je me suis confrontée à l’image que je pouvais renvoyer aux autres et comment elle pouvait différer de celle que j’avais cru construire. J’apprenais à composer avec certains constats sur lesquels je n’avais aucune emprise. Et petit à petit, les parts d’ombre de ma personnalité que je m’appliquais, avec beaucoup d’efforts, à gommer, me sont devenues plus supportables. 

Je me souviens d’un jour de printemps, lors de mes études supérieures dans la mode, où un professeur était venu me dire, devant la classe, que j’avais l’air trop rigide et chiante dans ma longue chemise noire et qu’il fallait que je couche avec plus de garçons. Il m’avait ensuite conseillé de prendre exemple sur une de mes camarades qu’il trouvait plus en prise avec sa sexualité à en juger par sa tenue vestimentaire légère et proche du corps. Je n’ai jamais oublié cette remarque, le ricanement gras qui avait suivi et cette intense chaleur qui m’avait étourdie et rendue muette. J’avais intentionnellement cultivé cette apparence stricte, voire austère, mais savoir qu’elle trahissait des idées plus intimes m’avait désorientée. Pourtant, il faut bien finir par admettre ce que l’on est, ce que l’on aime, quitte à renoncer à des aspirations trop lointaines de soi. Je serai toujours plus Isabelle Huppert dans La Pianiste que Jane Fonda dans Barbarella mais je crois avoir fait le deuil de mon défaut de sex-appeal.

La dernière scène du film, tragique, à la perfection cinématographique à la limite de l’insolence, où Erika Kohut se confronte une dernière fois aux rites sociaux étouffants avant de prendre la fuite, me revient très souvent en mémoire. Dans tous les moments où ma respiration se hache, où je crois ne pas mériter ma place parmi la foule, où je n’entends plus qu’un bourdonnement confus et lointain, je repense à elle qui se plante maladroitement son couteau de cuisine dans l’épaule, foire son suicide et puis regagne tout naturellement la rue, physiquement amoindrie mais peut-être enfin libérée.

ALICE BUTTERLIN

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