Je me souviens parfaitement comment je suis devenu obsédé par le basket. Durant l’été 1992, j’ai regardé (on ne disait pas binger à cette époque) les JO de Barcelone et j’ai vu la Dream Team de Jordan, Pippen, Barkley (que j’ai adoré) pulvériser la planète entière et inventer quasiment un autre sport. J’ai commencé le basket dans le club de ma ville à la rentrée suivante.
Cette obsession pour le basket (auquel j’ai joué sous la neige, sous la pluie, sous un cagnard tel que la peau d’une des mes oreilles entière est tombée) a côtoyé avant de lui laisser sa place, une obsession pour la musique encore plus intense. Une nouvelle drogue dont l’arrivée dans ma vie est beaucoup plus difficile à retracer car elle n’est pas associée à une image forte.
En partant à la recherche de mes souvenirs (ceux que l’on construit et reconstruit à chaque fois qu’on re-scénarise l’histoire de sa vie à un tiers), j’ai pu retrouver quelques indices de cette passion brutale et brûlante qui a pris quasiment toute la place dans ma vie de mes 12 à mes 35 ans. Il y a d’abord eu une pochette de disque : celle de Harvest de Neil Young, que mon père jouait sans cesse à la maison. Un disque que je préférais aux Beatles dont la simplicité des mélodies et le fait qu’elles s’insinuent contre mon gré dans ma tête me rendait cinglé. Et il y a eu une cassette achetée au rayon culturel de l’hyper d’à côté « We Can’t Dance » de Genesis. Par son abnégation, le tout jeunot représentant du câble local avait convaincu mes parents de nous installer une quinzaine de chaînes dont MTV. C’est là que j’ai vu le clip de « I Can’t Dance » : Phil Collins au milieu des filles à la plage, était beaucoup moins beau que Jordan, moins fort que Magic Johnson et sûrement beaucoup moins loyal que Pippen, mais je sentais bizarrement qu’il avait plus à m’offrir qu’un paquet de joueurs musclés qui me dépassaient de 40 cm.
En zappant, je me suis retrouvé face à une scène qui liait mon obsession pour le sport, les filles et la musique qui commençait à faire son chemin dans ma tête : le clip de « Smells Like Teen Spirit ». Alors certes les poms poms girls étaient faméliques, mais mon préféré, Kirst Novoselic avait un physique de basketteur. Je pouvais plonger la tête la première dans ce nouveau monde dont la mélancolie allait m’accompagner à merveille dans ma chambre d’ado.
A cette époque, la musique était un mystère entier. Les livrets des disques ne comportaient souvent qu’une seule photo du groupe et il fallait attendre le soir pour qu’Alternative Nation (l’émission rock de MTV) ouvre les portes d’un monde verdâtre et jauni dont les héros s’appelaient Beck, Trent Reznor et Courtney Love. Ma consommation de musique était à cette époque freinée par mes maigres moyens et je me souviens parfaitement du jour où j’ai pénétré dans les rayons de la médiathèque (la connotation sexuelle est volontaire) et que j’ai pu emprunter les disques des groupes qui étaient cités dans les remerciements par les quelques passeurs que je voyais tard sur la télé américaine. J’ai découvert Dinosaur Jr, Butthole Surfers, Will Oldham, Cat Power, Pavement .
J’écoutais beaucoup de disques dont leurs auteurs restaient des mystères entiers pour moi : je n’avais absolument aucune idée du visage que pouvaient avoir les ¾ des musiciens qui m’obsédaient. Jusqu’à ce que parfois une chronique, une pochette ou un clip poussé par un programmateur un peu tête brûlée me donne à voir ce folklore de classe moyenne blanche américaine qui pétait les plombs.
A cette époque pré-internet, mon imaginaire marchait à à pleine balle Et j’abordais les disques que j’écoutais comme les livres que je lisais. Kerouac, Burroughs, Buzz Osborne et Jay Mascis devaient probablement avoir à peu près le même visage dans mon esprit.
Un jour, j’ai lu une brève news dans une publication française en traînant dans un kiosques. Elliott Smith s’était suicidé. C’était un vieux numéro et ça devait faire 4 mois que le chanteur s’était poignardé dans le cœur. Mon imagination m’a décrit la scène comme si j’y étais et j’ai ressenti une énorme tristesse teintée de violence. Ce chanteur que j’écoutais depuis quelques mois seulement (et dont le visage grêlé ornait les pochettes de disque) n’était pas simplement un personnage de fiction dans le gros bazar de mon esprit adolescent où se retrouvaient Michael Stipe, Patti Smith et Billie Joe pour boire des coups . Il avait eu une vie et une mort dans le monde réel.
Une dizaine de mois plus tard, le vendeur ambulant est revenu sonner chez nous. Il nous a installé Internet. Je me souviens très bien du bruit du modem, des coupures pendant que je téléchargeais tout le punk hardcore que je découvrais (8 heures pour un album des Descendents, il fallait rester zen) et des photos et magazines que scannaient un peu partout des nerds fans de musique et qui apparaissaient sur l’écran de mon gros PC. Mon imaginaire était sacrément spoilé.
Aujourd’hui chaque journée passée sur Internet nous « épilepsise » à coups de centaines d’images de nos héros musiciens. Pour s’inventer un monde fantasmagorique il reste les livres même si je me suis bien rendu compte que Jack Kerouac ressemblait plus à Chris Isaak qu’à Kurt Cobain.
Article initialement paru dans le numéro de janvier 2018 de Kiblind.