John Frusciante : après le brasier

On dirait une brindille sèche qui n’attend qu’une chose: être ramassée et jetée dans le feu. Dans le terrifiant Stuff, Johnny Depp et Gibby Haynes (leader des Butthole Surfers) filment John Frusciante chez lui, à Hollywood, au pic le plus dramatique de son addiction à l’héroïne. Dans sa maison où s’entassent les ordures, les murs sont couverts de graffitis cryptiques. Assis sur un canapé, John, coquard à l’œil, visage émacié de goule semi-morte, s’adresse à la caméra dans un monologue affolé. On est quelque part en 1992, Frusciante revient d’une tournée avec l’un des groupes de rock les plus populaires d’alors, les Red Hot Chili Peppers, pour soutenir la sortie d’un album vendu à 13 millions d’exemplaires. Dans ses bagages, une habitude toxique (l’héro) et une dépression sévère. Frusciante, beau gosse italo-américain du Queens, au charisme angélique comme seules les années 1970 à New York pouvaient en produire, a rejoint les Red Hot Chili Peppers pour remplacer le sacrifié Hillel Slovak, tombé d’une OD d’héroïne, déjà. Cette drogue triste semble pourtant, alors, à des années lumières du mélange hédoniste de metal, reggae, funk et rock psyché joué par les Angelenos. À peine sorti de l’adolescence, Frusciante a rejoint son groupe préféré en tant que guitariste. Et ne tarde pas à l’emmener au firmament. 

Le jeu de guitare de Frusciante a tout changé dans le groupe de Flea et Kiedis. Il transforme le gentil cartoon en groupe classique du rock (et presque en groupe de classic rock). Pendant que les trois autres font les zinzins et continuent régulièrement de jouer comme dans une jam session de lycéens sous weed, John offre au groupe une qualité inespérée: de la profondeur. Sans complètement renier la formule “fusion” (il y a des sacs à vomi sous les fauteuils) funk-rock-rap, la guitare de Frusciante emmène les Red Hot en dehors de la fun zone. Alambiqué et virtuose, son jeu à la six cordes fait des merveilles sur les balades et les sonorités folk qu’on aurait difficilement imaginer investies par Kiedis quelques mois auparavant. Emballé comme un blockbuster d’auteur par un futur coach de vie du nom de Rick Rubin, Blood Sugar Sex Magik, le 5e album du groupe, place son guitariste au niveau des musiciens les plus importants du XXème siècle, quelque part entre Hendrix (dont il est l’héritier le plus légitime), Dylan et Fugazi.

C’est l’incendie de sa maison (dans lequel partent en fumée guitares et bandes couvertes de morceaux originaux) qui fait office de fond de la piscine pour Frusciante. Le spectre de Slovak s’éloigne au fur et à mesure que le guitariste commence à diffuser la musique qu’il a enregistrée en solo pendant ses années d’addiction. Ces deux premiers efforts (le terme est faible, vu son état d’alors) en solitaire sont réunis sur Niandra Lades And Usually Just A T-shirt, un album choc pour tous les slackers un peu curieux des années 1990. On y retrouve cette approche divine de la guitare, laissée intouchée par le cadre mainstream qui l’a contraint chez les Peppers. Folk hanté beuglé par un loup garou et percé de solos de guitares aussi foireux que flamboyants, personnage de drag/Rrose Sélavy californienne sur la pochette… cette facette inattendue de Frusciante invente sans le vouloir l’anti-folk. Elle se place quelque part entre les outsiders à la Jandek/Daniel Johnston et les sacrifiés de la pop-société, Syd Barrett en tête. Sauf que non seulement, Frusciante a retrouvé toute sa tête, mais il est aussi vivant que millionnaire. Ou l’inverse. 

Pendant que son ancien groupe tente de l’oublier avec un snake aussi charmant que vénéneux (Dave Navarro, échappé de Jane’s Addiction), le temps du non moins snaky One Hot Minute, Frusciante continue de faire la moue à MTV et Woodstock 1994. Il passe la porte du XXIème siècle en sortant To Record Only Water For Ten Days, un disque bouleversant de modernité, catchy et surtout bourré de morceaux qui auraient fait merveille dans la crise de la quarantaine des Red Hot. (Si j’étais méchant, je pourrais même ajouter que c’est le disque que Beck aurait dû sortir après Mellow Gold, mais ça n’engage que moi). Visiblement assez généreux (et/ou fauché), Frusciante avait deux ans auparavant retrouvé le chemin de la maison mainstream en ré-intégrant le groupe le temps d’enregistrer un nouveau best seller, Californication, sorte de sequel au Blood Sugar Sex Magik emballé dans un package visuel Y2K millésimé. Frusciante pousse le vice jusqu’à offrir aux Red Hot le riff d’un de ses plus gros tubes, Scar Tissue, clairement ramassé dans les corbeilles de ses travaux solos. Pour que les mariages durent, il faut faire des compromis. Frusciante accepte de jouer du funk rock pour les Simpsons et de se balader à moitié à poil (malgré les cicatrices de brûlures sur ses bras), mais ramène ses compos remplies de mélancolie jusqu’à la blase, son manche de guitare tordue et son look de Moondog hébergé au Château Marmont. 

Les années 2000 s’écoulent d’une manière unique et assez étrange. Frusciante accumule les collaborations avec l’aristocratie de la musique indie (Omar Rodriguez-Lopez, Johnny Marr), les productions pour les autres (Warpaint ou le groupe rap Black Knights) et les projets aliens (un disque acid house). Et ne cesse de faire des va et vient au sein du groupe qui l’a fait connaître, remplacé régulièrement par Josh Klinghoffer, un cachetonneur plus jeune qui pousse le vice jusqu’à assurer l’intérim avec un look quasiment similaire. Pendant toutes ces années, Frusciante a remplacé la seringue par Bouddha et laissé sa part d’ombre hanter les pistes de ses premiers albums solos (on murmure d’ailleurs que les collaborations avec River Phoenix ont été volontairement mises de côté après sa mort). Pour moi, ses travaux plus récents n’ont jamais retrouvé la fougue désespérée de ces trois premières sorties et il est difficile de ne pas penser que les deux décennies passées, catastrophiques, des Red Hot Chili Peppers ont vampirisé l’inspiration de Frusciante (ce qui expliquerait probablement ses tentatives régulières foutraques dans d’autres esthétiques musicales). Le crépuscule de cet incendie créatif est probablement la bande-originale du film The Brown Bunny composée pour son ami Vincent Gallo. On y retrouve cette guitare tissée sous le regard des Dieux et cette voix profonde revenue d’entre les morts. Et souvent en l’écoutant, je me demande ce qu’il serait advenu de sa musique si Frusciante avait refusé d’être une rock star. 

 

ADRIEN DURAND 

Article Précédent

Ma relation passionnelle et dysfonctionnelle avec les films sur la cuisine

Prochain article

Lankum, la tradition comme territoire transgressif

Récent