Cet article est le premier volet de notre série « Family Values », consacrée aux relations familiales dans la musique et le cinéma.
Dans la catégorie “musique parfaitement consciente de ses tares et de ses atouts“, les Fair brothers, dépositaires quasi officiels d’un sous-sous-genre, touchent au caprice surréaliste, infantilisant ce que beaucoup cherchent à intellectualiser. Les deux frangins semblent jouer à la musique, plus qu’ils ne joueraient de la musique.
Postulons un lieu (Uniontown, Maryland) une date approximative (entre 1975 et le début des années 80) et deux personnages : Jad et David Fair, qui font de la musique avec ce qui leur passe entre les mains, s’enregistrent et deviennent d’un coup d’un seul une référence de ce qu’on appellera “lofi art punk“.
La fin des années 1970 est une période bien éloignée des divertissements tels qu’on les connaît aujourd’hui – entre nos parents qui clamaient fièrement qu’à noël on leur offrait UN SEUL JOUET (ou encore nos grands-parents qui avaient l’apanage de la tristesse miséreuse avec UNE SEULE ORANGE), on s’imagine qu’avant l’avènement de la Game Boy, il fallait bel et bien s’en retourner à des objets tangibles. Pourquoi pas un enregistreur ?
J’imagine Jad et David Fair, la petite vingtaine, bidouillant des guitares désaccordées et frappant sur des trucs, puis s’enregistrant sur un multipistes, probablement dégotté chez l’oncle chauve vivant dans la caravane sans eau courante au fond du jardin. Gummo en moins glauque. Alchimie.
Autour de cette période, David souffre de crises du sommeil, celles-ci le clouant au lit plus de 8 mois passés à dormir 23 heures sur 24. Des soucis de santé divers et variés, qui iront et viendront, rythmant sa vie jusqu’aujourd’hui. Peut-être est-ce là une des clés du décharnement du son du groupe : il faut s’activer et pondre des morceaux au cordeau, faire fi des dogmes sur les variations métronomiques, sur les filtres anti-pop, les guitares accordées ou les structures popisantes; et à l’inverse, ne pas hésiter à déballer une avalanche bruitiste mode Zappa ou Henry/Schaeffer. Ils composent donc ce qui deviendra un premier triple album, contenant 50 chansons allant de 19 secondes à plus de 20 minutes, passant de la noise au spoken word ou au free jazz dada heavy metal en toute décontraction. Cette naissance violente leur vaudra un statut de culte instantané . Au milieu de cette énergie punk mal contenue (instinctive sauce bétonnière-Francis-Bacon – qui disait en substance que ce qu’on crée est la somme de ce qui nous entoure et ce qui nous précède, le tout passé dans une bétonnière, donc), des paroles rappellent le jeune âge des frangins : ils parlent de monstres, de surnaturel, d’amours adolescentes… D’ailleurs, peut-être pourrions nous dire qu’ils auront la vingtaine toute leur vie, car les thématiques n’ont, selon eux, pas bougées depuis les débuts : “either love songs or monster songs“.
Dans un documentaire incomplet en ligne (Half Japanese: The Band That Would Be King, réalisé par Jeff Feuerzeig) leur explication de comment apprendre à jouer de la guitare m’a subjugué de simplicité : “les grosses cordes sonnent grave, les plus fines sonnent aigüe. Si vous faites des allers retours rapides sur les cordes, le rythme sera rapide. Et c’est tout ce qu’il y a à savoir“. Et de conclure que d’autres se prennent un peu plus la tête, et c’est leur droit, “y a tout un tas de possibilités en musique“.
David a d’ailleurs théorisé cette approche dans un texte qui se balade sur Internet intitulé How to play Guitar. C’est simple, efficace, et ça déconstruit les lois divines du guitar hero en cuir qui fleurissaient à leur époque. D’ailleurs Kurt Cobain ne s’y trompera pas : on le saura fan du groupe, il mourra même en portant un de leurs t-shirts.
David Fair quitte le groupe au début des 80’s pour se concentrer sur sa famille. Eventuelle fuite, que d’aucuns pourraient traduire par grandir et trouver un travail. Pourtant cette histoire contient un – voire plusieurs – twists.
Les frangins s’activent parfois l’un sans l’autre sous l’égide de Half Japanese, et si Jad est le plus prolixe, en solo ou accueillant des musiciens pour faire vivre le groupe en tournée, David refera de nombreuses apparitions, jusqu’à l’enregistrement d’un album sous leurs noms propres en 2016 (Shake, Cackle and Squall de Jad & David Fair).
Comment se passer de son sidekick de création quand on est à ce point à la marge ? Cette inventivité naïve les rapproche-t-elle d’éventuels compagnons de route ?
J’imagine les Fair en éternels outcasts de leur lycée, succès amoureux relatifs, lunettes leur avalant la moitié du visage et une fraternité à toute épreuve ; jusqu’à ce que la composition s’impose, et qu’elle se meuve en émanation autistique plus qu’en simple hobby. Peu de chance que les Fair brillent d’une quelconque popularité – comme s’entend dans les lycées de banlieue. Uniontown, leur ville d’origine, est une de ces grandes routes tout au long desquelles ont poussé quelques rares bâtiments administratifs, ponctuant les lotissements et les pavillons middle class. Leur lycée se trouve à quelques bleds de là. Pas de quoi se forger une communauté de musiciens expérimentaux. C’est pourtant dans ce genre de retraite forcée qu’on a vu naître des fratries créatives aussi essentielles que les Coen (Saint Louis Park, Minessota), les Brönte (Cowan Bridge, Lancashire) ou les Bogdanov (Auch, Gers). Mais je m’égare.
Survient alors un documentaire (qu’on peut bien qualifier d’expérimental) tourné chez les Fair, où Daniel Johnston, autre génie en bizarreries musicales, prépare des tacos en chef de meute verveux ; Jad Fair travaille à ce moment-là avec Daniel, et c’est David Fair, qui a donc pris ses distances avec Half Japanese depuis déjà plusieurs années, qui filme le tout. David intitulera le documentaire My dinner with Daniel, comme un appel du pied au film dialogique de Louis Malle. Excepté qu’ici les dialogues sont vite remplacés par Johnston poussant la chansonnette, puis quelques mises en scène type behind the scenes impliquant des Fair hilares. Dans ces images, qui auraient du être montées en une version plus courte, se trouvent effectivement des indications d’un Johnston metteur en scène qui sont assez passionnantes de projections mentales improvisées – mais personne ne s’est jamais occupé de la finalisation.
Je vois alors qu’un système rhizomique est à l’œuvre. J’avais lu quelque part que Jad avait enregistré des chansons avec Johnston, mais je n’avais pas poussé mon imaginaire à ce duo partageant des tacos en VHS. Une sorte d’immanence se déploie dans ces images – peut-être simplement l’effet rétro : prenant à partie la caméra, ils chantent un monde en plein processus de création aux limites floues, atteignent une idiosyncrasie au mouvement constant. Et Jad Fair de trouver en Daniel Johnston une nouvelle fraternité musicale.
Malgré l’absence relative du frangin au cours des années, Jad a compulsivement composé et mis en ligne des tonnes d’albums, tous illustrés par ses soins, en d’enfantins tests de Rorschach qui s’ignorent. Wittgenstein disait « Ce qu’on ne peut pas dire, il faut le taire ». Les Fair brothers répondraient sûrement « Ce qu’on ne peut pas dire, il faut le chanter ». Ou dans un malheureux jeu de mots, il faut le faire.
DAMIEN STEIN