[ Family Values part. 2 ] “Lenny & The Kids”des frères Safdie: un père sous influences

Cet article est le deuxième volet de notre série « Family Values », consacrée aux relations familiales dans la musique et le cinéma. 

Deuxième film des désormais trendy Frères Safdie, ‘Lenny & The Kids’ pose un regard tantôt attendri, tantôt inquiet sur un certain refus des responsabilités parentales et de l’âge adulte.

Je suis fasciné par les gens qui délivrent de gros morceaux de leur intimité sur les réseaux sociaux. Pas nécessairement dans les mises en scènes travaillées de représentation sociale (du genre “je prends la tête du service politique de tel grand journal” ou “cette année je vais en Italie en train plutôt qu’en avion”) mais plutôt les choses un peu plus cachées qui apparaissent dans les commentaires YouTube ou des tweets quasi-anonymes passés inaperçus. Dans l’un de ces textes un peu bruts, j’avais lu cette réflexion d’un père fraîchement divorcé : “quand mon fils n’est pas là, il me manque. Quand il est là, je suis fatigué”. La séparation familiale crée ce drôle de momentum qui oblige chaque instant passé avec ses enfants à être mémorable tant le temps est compté avant le retour au parent adverse (le terme est un peu dur mais assez juste non?). C’est ce temps-là justement qu’investit le film Lenny & The Kids qui met en scène deux semaines passées par un père irresponsable et absent avec ses deux fils à New York. On comprend assez vite que ce moment est exceptionnel à deux titres : il est rare, et il faut qu’il compte. 

Lenny, campé par l’immense Ronald Bronstein n’a que peu d’intérêt pour la charge éducative qui lui échoit. Dès la sortie de l’école, il envoie promener le directeur de l’école de ses enfants (joués avec brio par les fils de Lee Ranaldo de Sonic Youth) et se positionne immédiatement comme un troisième gamin, au potentiel perturbateur décuplé par son statut d’adulte. Filmé la plupart du temps en caméra à l’épaule dans les bruyantes rues new-yorkaises, Lenny & The Kids cherche dans sa forme secouée et épileptique à rendre l’angoisse potentielle de la vie aux côtés d’un parent totalement à l’arrache, voire carrément dangereux. Et pose sous les yeux du spectateur une forme de casse-tête assez réaliste : si Lenny est un danger sur patte, il est aussi extrêmement attachant. Il réalise dès les premiers jours de cette garde le rêve de tous les gamins : vivre avec un parent qui n’exprime aucune autorité, en liberté de mouvement totale. C’est un peu comme Maman j’ai raté l’avion si les parents étaient restés pour faire la bringue avec Macaulay Culkin. Lenny marche sur les mains, chahute avec ses fils, les gave de glaces, les emmène faire du bateau avec une fille qu’il a ramassé dans un bar et leur achète un lézard de compagnie. Un problème se pose pourtant rapidement, si la situation l’amuse quelques jours, les kids de Lenny sont dans ses pattes quand il veut faire la bringue seul, justement, ou deviennent l’élément perturbateur dans le seul élément stable de sa vie : son boulot de projectionniste. Le père doit aussi se rendre à l’évidence : personne dans son entourage de freaks et d’inadaptés n’est capable de lui venir en aide, pas même sa jeune petite amie (qui s’appelle aussi Léni), celle-ci refusant d’être ramenée à une potentielle féminité maternante. 

Avec un mélange de passion et de détestation pour leur personnage, devenu la marque de fabrique des Safdie depuis l’inaugural The Pleasure of Being Robbed jusqu’au récent Uncut Gems, ce long-métrage ausculte la noirceur de l’âme humaine sans compassion et dans le cas particulier du personnage de Lenny avec un brin de catharsis. Directement inspiré de leur propre enfance tiraillée entre deux parents divorcés, le scénario semble autant expier les peurs d’enfants des réalisateurs que tenter de pardonner à leur père totalement cintré. Dans une des séquences terrifiantes du film, Lenny donne des somnifères à ses fils à leur insu pour partir travailler de nuit . Les jours suivants, les deux gamins plongés dans le coma, reposent sur son lit, comme des fantômes. Leur père incapable d’affronter la situation part dormir chez sa copine, erre dans les rues avant de se faire arrêter par les flics pour avoir taggué “dad” sur un mur. Le coup de force de ce scénario est de nous projeter non dans l’angoisse du père mais dans celle de ses enfants, êtres de chairs ramenés uniquement à leur statut nuisible de caillou dans la chaussure d’un épicurien immature et fauché. 

Le cinéma des frères Safdie joue d’une manière impressionnante et parfois un peu perverse sur la délimitation entre fiction et réalité. Se décrivant eux-mêmes comme des “survivants” de leur propre enfance, les réalisateurs investissent le temps qui leur était interdit pendant que leur père les laissait enfermés dans la salle de bain avec quelques comic-books pour festoyer avec ses potes. Cette façon d’endosser la noirceur de leur géniteur plutôt que de la condamner (vous êtes libres par contre d’en penser ce que vous voulez) déploie la force évocatrice de ce caractère, celui de l’adulte en jouissance permanente qui refuse de grandir. C’est la figure de l’adulescent (d’effrayants articles parlent même de celle du “quinquado”) qui émerge comme un énième boogeyman du plaisir capitaliste contemporain lié à un hédonisme jamais totalement accompli, vecteur d’une dépression impossible à résoudre. Lenny qui manque d’empoisonner ses fils pour avoir la paix, se retrouve finalement livré à la solitude de tous les possibles, dévoré par la vacuité de son existence, quand il n’y a plus de bars ouverts et de shooters à offrir à une jeune inconnue. Lenny & The Kids incarne presque un cinéma de l’hyper-vérité, celle qui existe dans les zones d’ombres de l’existence de ses auteurs et qu’ils tentent de recréer et absorber (absoudre?) le temps d’un film. 

Les frères Safdie ont raconté à la sortie du film que leur père leur avait annoncé sa séparation avec leur mère en leur montrant le film Kramer contre Kramer. Démission parentale ou preuve d’un rapport un peu malsain au récit cinématographique légué à ses fils ? Quoiqu’il en soit, avec leur Lenny & The Kids, les New-Yorkais ont réussi avec brio à offrir une vision inédite d’un divorce vu de l’intérieur et une belle occurrence de cinéma DIY noir et brutal. Quelques années plus tard, ils célébreront sans concession l’amour fraternel avec le bijou Good Time. 

ADRIEN DURAND 

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