[Family Values part. 7] Cowboy Junkies : si Lou Reed m’était conté

Cet article est le septième volet de notre série « Family Values », consacrée aux relations familiales dans la musique et le cinéma. 

Ghosts of times to come

Dans l’obscurité d’une petite salle de Toronto, le niveau sonore est feutré à l’extrême. Un groupe dont le nom a été décidé quelques heures avant de monter sur scène fait son tout premier concert sans que personne ne les écoute ni ne les remarque. La fumée des cigarettes dessine des figures rupestres et mal définies, au centre desquelles une toute jeune femme, dos au public, chante une unique chanson quasi improvisée de plus d’une heure, voguant de chuchotements en vieilles mélodies blues, tandis que les instruments réinventent un groove ininterrompu, tout en lenteur, suspendu. Les bières s’éclusent à mesure que la musique tâche de se diffuser, et personne ne semble effectivement les écouter sauf un aspirant producteur, qui se dira mesmerized par la voix de Margo Timmins ( comment, d’ailleurs, se passer de cette figure tutélaire, celle qui alimente la légende et qui hante les petites salles en quête du grand, du majestueux coup de bol).

Les Timmins sont trois : deux frères et une sœur, et ils sont accompagnés d’Alan Anton, un pote de leurs années crèche. Ils se font appeler Cowboy Junkies, parce que ça sonne bien. Et c’est déjà pas mal, pour un nom inventé en catastrophe.

« Vous êtes les fantômes des temps à venir » pourrait leur dire le jeune Peter Moore, cherchant à attirer l’attention du groupe dans l’espoir de les enregistrer. Car en 1985, leur son, cette voix, cette langueur n’ont pas encore été cartographiés dans les charts par Portishead ou Julee Cruise. 

– Au fait, j’ai cru reconnaître Sweet Jane de Lou Reed ? 

Bien vu Peter.

Ce tout premier concert, les Junkies l’ont préparé dans le minuscule garage d’une minuscule maison, mitoyenne de voisins se plaignant qu’ils font trop de bruit. Leur son s’est donc modelé dans cet espace réduit, à la mesure de circonstances peu favorables. Moore leur proposera bientôt de transformer ce garage en studio d’enregistrement, pour retrouver cette sauce goût feutrine et boîtes d’œufs insonorisantes. 

Un premier album (Whites Off Earth Now!!) les envoie exclusivement sur les routes du Sud des USA, sans autre raison valable qu’une succession de coups de cœur de tenanciers de quelques salles locales. Si, dès le premier soir, ils pensent que dormir à l’hôtel fait partie du lot de la vie on tour, ils réaliseront dès le lendemain qu’ils devront choisir entre se payer à manger ou l’essence pour rejoindre la prochaine ville. Comme dans leur plus tendre enfance, la fratrie (Anton est considéré comme la famille) réapprend à dormir dans la même chambre, parfois même à partager le canapé d’un organisateur de concert, d’une bartender ou de quiconque les prendra en pitié… C’est aussi sur un canapé mal déplié de Caroline du sud qu’on crée de la légende. 

Choisie pour sa réverbération, l’enregistrement du second album (The Trinity Session) se déroule dans l’église de la Sainte Trinité à Toronto. Peter Moore se charge de faire croire que ses poulains enregistrent des chants de Noël pour leur offrir quelques jours de quiétude. Apparaissent des compositions originales bourdonnantes, à la mélancolie qui se traîne entre les rayons d’une lumière filtrée par les vitraux, mais surtout quelques reprises éthérées et décharnées, qui les font entrer dans la légende définitive des 1001 albums à écouter avant de mourirOu dans celle définitive du salon de l’appartement de mon adolescence. 

 

Sweet Jane en toute subjectivité (avec une touche de Bergson)

Quand on grandit dans les années 1980 et 1990, ce qui traîne sur la table basse et dans les étagères du salon sert de fabrique à culture générale. Trinity Session faisant partie des quelques CD’s qui tournaient pas mal quand j’étais petit, c’est un des principaux catalyseurs de mes souvenirs d’enfant. Avec ça, Sweet Jane a été une de mes premières approches (si ce n’est la première) d’une musique triste qui rend heureux. Ce concept de mélancolie, que je n’avais pas encore bien entravé lors de mes premières confrontations, deviendrait bientôt une source, autant mémorielle que narrative (si tant est qu’on puisse faire une différence entre une source mémorielle et une source narrative).

Il n’y a pas si longtemps que ça, la psychanalyse a classé la mélancolie du côté de la dépression, alors qu’elle avait longuement été assimilée à la bile noire (c’est Aristote qui l’a dit, donc bon), provoquant une tristesse qui ne serait exclusive qu’aux génies. Personnellement, je trouve la mélancolie bien plus attrayante en tant que concept paradoxal que comme état suicidaire. 

Comme d’autres avant moi, je m’interroge parfois sur les structures et les enchaînements de notes qui provoqueraient le drôlement nommé vague à l’âme. J’ai lu que Gustav Mahler, Beethoven, ou encore Hector Berlioz calquaient précisément leurs émotions sur leurs compositions – notons que ce dernier, après avoir accepté un lourd compromis carriériste (la famille Moke l’intime d’entrer à la Villa Médicis en échange de quoi il pourrait épouser la fille Moke), avait projeté de se déguiser en femme de chambre pour tuer sa promise (et le type qu’elle lui avait préféré durant son absence, ainsi que le reste de la famille, quitte à y être) avant de se suicider, mais changea d’avis à la faveur d’une correspondance à Nice, où il écrivit l’ouverture pour le Roi Lear

Sweet Jane, dans sa version composée par Lou Reed à la fin des années 60, parle du temps qui passe, des buts non atteints, des compromis de la vie et tutti quanti. La version des Junkies se déleste d’une partie des paroles. Plus simple, elle s’ouvre encore plus à l’interprétation, parfaite pour y déposer ses valises. C’est banal et passionnant de remettre une chanson à l’épreuve de la psyché et du temps qui passe. Tout en foutant la paix à Proust, force est de constater que ça reste la meilleure boîte à souvenirs. 

Je me souviens d’un cousin qui prétendait que la musique ne lui faisait rien, niant ainsi qu’elle puisse fonctionner comme une boîte à souvenirs. Le problème se posait aussi pour les odeurs – l’autre pan d’une accession directe aux souvenirs. Désolé, mais moi je le voyais comme un handicapé émotionnel. Car toute musique créerait de la vie intérieure, étirant la durée ressentie à notre simple appréciation. 

Le philosophe Henri Bergson théorisait la réalité comme un perpétuel devenir. Interviennent donc les premiers concerts des Junkies, où il n’existait ni réel début ni réelle fin, juste un état suspendu ; la mélancolie pourrait aussi bien profiter de cette réminiscence ininterrompue d’une mélodie dans la tête de l’auditeur (cette chanson qui tourne en boucle). Elle se niche et se répand. La mélancolie utiliserait la mélodie pour se nicher. Peut-être pourrait-on parler, dans une cohésion imparable (et pour se marrer), de mélocolieLes Cowboy Junkies sont les poètes multipliés de Bergson, les ultra-sensibles capables de composer des personnalités multiples : leurs reprises sont à la fois l’œuvre initiale et eux-mêmes, une version approfondie d’eux-mêmes. Ainsi, nul besoin de vivre comme Lou Reed pour se saisir de Sweet Jane ; au contraire, ils façonnent Lou Reed à leur style. C’est ce que devrait être la base d’une reprise (une réappropriation), et eux parviennent même à faire oublier l’originale. 

Ma connaissance de l’œuvre des Cowboys Junkies s’est brutalement arrêtée à cet album. J’en ai écouté d’autres (dont les plus récents alors que j’écris ces lignes), mais jamais je n’ai retrouvé la sidération de Trinity SessionAh oui et je n’ai pas parlé de Tueurs Nés, et la manière dont Sweet Jane a été propulsée comme un hymne subversif à la liberté. Et en effet rien de plus à en dire.

DAMIEN STEIN 

 

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