Cet article est le sixième volet de notre série « Family Values », consacrée aux relations familiales dans la musique et le cinéma.
J’étais en train de prendre un café dans sa cuisine pendant qu’elle dormait encore après une première nuit passée avec cette fille que je connaissais depuis quelques jours seulement. Soudain, j’ai entendu une voix féminine encore machouillée par le sommeil qui s’adressait à moi: “Salut JB”. Je me suis retourné pour regarder mon interlocutrice, la coloc de ma nouvelle amie (et sa soeur comme je n’allais pas tarder à le découvrir). Il lui a fallu un court instant suspendu pour réaliser qu’elle s’était trompée de personne et m’avait confondue avec l’ancien (?) petit-ami de celle qui partageait son appartement. Ce que j’ai fini par comprendre, c’est que cette fille que j’avais rencontrée en Amérique du Nord avait un “type” et ne sortait qu’avec des Français qui se ressemblaient plus ou moins. Je me suis toujours demandé ce qu’on cherchait à voir dans un amant potentiel, ce qu’on cherchait à reconnaître avant de tomber amoureux. Une image dissoute dans notre mémoire? Un parent ? Un reflet de nous-mêmes?
Le cinéma est par essence la négation totale de la mort et du temps qui passe. Les corps flétrissent puis pourrissent mais les images restent. J’ai souvent été subjugué par les beautés de certaines actrices du passé, comme Sissy Spacek ou Faye Dunaway que j’admirais dans leur prime jeunesse avant de les retrouver avec beaucoup d’émotion au crépuscule de leurs vies dans des séries ou films récents. Une situation insupportable qui pousse les héros d’hier à s’injecter tout ce qu’il est possible d’imaginer pour parer à la gifle du temps et les studios d’effets spéciaux à bricoler un Bruce Willis immortel à coups d’IA. L’industrie a trouvé un autre palliatif naturel au vieillissement inévitable des idoles de cinéma : les enfants de stars.
Je m’étais fait la réflexion après avoir regardé coup sur coup Angel Heart avec Lisa Bonet (la mère) puis la série High Fidelity avec Zoë Kravitz (la fille) : ces deux visages n’étaient pas semblables en tout point, mais leur vision successive générait chez moi une impression confortable, rassurante. Je retrouvais dans l’une ce que j’avais aimé dans l’autre. Peu importe finalement que la plus âgée ne joue plus (beaucoup?) puisque sa descendance reprenait là où elle s’était arrêtée. C’est un aspect subliminal de cette génération des “nepo babies”, nouvelles têtes dont la présence en tête d’affiche s’explique par une généalogie de parents en place dans le monde du divertissement. Au-delà bien évidemment de l’aspect un brin écoeurant de cette passation de privilèges filiaux, cette tendance désormais massive de l’industrie capitaliste du spectacle trahit également notre goût pervers pour le déjà vu et le fait qu’on assume si peu nos tendances pantouflardes. Qu’il est bon de retrouver les traits d’un acteur désormais vieilli sur un visage jeune et intact.
L’histoire que je raconte (merci à celleux qui sont resté.e.s) se complique quelque peu avec le cas de Riley Keough, petite fille d’Elvis Presley et nouvelle figure de proue du cinéma indépendant américain. Elle illustre cependant assez idéalement la micro-thèse que je défends ici. J’ai croisé pour la première fois le visage de Riley Keough dans American Honey, un film qui raconte l’épopée d’une bande d’ados en perdition et au casting duquel on trouve autant des acteurs hollywoodiens que des non-professionnels. Assez compliqué sans passer par la case Wikipedia donc de penser que derrière ce personnage white trash tout en mini short en nylon et chewing-gum pastèque se cachait en fait une grande héritière du monde de la pop. Après avoir repris (avec beaucoup de brio, il faut bien le dire), le rôle principal de The Girlfriend Experience lors du passage du long métrage de Soderbergh en série, on s’est peu à peu habitués à retrouver régulièrement Riley Keough en jeune fille brisée par le mythe américain, tantôt vengeresse (Zola), tantôt nihiliste (Hold The Dark, de Jeremy Saulnier, à rattraper d’urgence).
Si de temps à autre, elle a fait un détour par la case pop culture (The Runaways ou bien évidemment le monumental Under The Silver Lake), c’est bien dans les tréfonds de la Bible Belt que le jeu de Keough se plaît. Et c’est probablement à cet endroit qu’une certaine familiarité avec son ascendance “royale” s’exprime, au-delà de l’ovale de son visage, typique des femmes Presley. Dans la plupart de ses rôles, Riley Keough semble se fondre dans la masse des fans de son illustre grand-père, ses Américains issus des milieux populaires qui se bagarrent comme ils le peuvent pour (sur)vivre, et s’oublient le temps de quelques chansons dans un dive bar sombre verdi par les néons fatigués. Dans cette Amérique-là, Elvis comme Eminem, Hank Williams ou Dolly Parton sont éternels. Et c’est cette présence fantomatique que semble convoquer à sa manière le jeu et les choix de castings de sa petite fille actrice.
Danny Keough, son père, était lui-même musicien, guitariste de session pour l’oubliable carrière musicale de sa mère, Lisa Marie Presley. Celle-ci préféra un autre musicien beaucoup plus illustre au père de sa fille, Michael Jackson, à qui elle fut mariée brièvement dans ce qui reste une des unions les plus effarantes de l’histoire de la pop culture. Auto-proclamé “King of Pop”, l’interprète désormais controversé (cancellé?) de Thriller ne trouva rien de mieux pour asseoir son statut rêvé dans l’histoire de la musique que de s’unir à la fille de son idole. Lisa Marie Presley eut une existence cabossée par les addictions, les semi-échecs artistiques et le suicide d’un de ses fils à l’âge de 27 ans. A bout de force, elle décéda en janvier dernier quelques heures après s’être rendue à une ultime remise de prix.
C’est ce lourd héritage que porte sur ses épaules Riley Keough, qui en se tenant à distance du nom de Presley semble revendiquer une certaine indépendance (toute relative dans le cas d’une telle famille et de toute la vague des nepo babies). Elle nourrit à sa façon une certaine forme d’appropriation des têtes d’affiches hollywoodiennes toujours promptes à aller chercher dans les classes populaires des personnages fracassés synonymes de grands rôles. Cependant, chez Riley Keough quelque chose de plus authentique est à l’œuvre, comme si ces drames intimes donnaient une carnation à son actorat, loin des démonstrations white trash parfois embarrassantes de certains de ses semblables hollywoodiens. Une autre “enfant de”, Sofia Coppola préparerait actuellement un biopic sur Priscilla Presley, compagne d’Elvis et grand-mère de Riley Keough. Tout autour de nous flottent les fantômes de la mémoire collective et les traces du passé.
ADRIEN DURAND