Richard Kelly, le réalisateur de Donnie Darko a un point commun avec Rivers Cuomo, la tête pensante de Weezer; celui d’avoir eu à porter le succès de son projet inaugural comme un fardeau. Le chanteur californien a fini par baisser les bras: il rejoue, après les avoir désavoué publiquement, les morceaux du Blue Album et Pinkerton à qui veut bien payer pour l’entendre. Et sort à intervalles réguliers des albums insipides et des covers de groupe de mariage, en se présentant comme une version robotique et désincarnée de l’idéal de la revanche geek qu’il avait incarné dans la deuxième moitié des années 90.
Kelly, de son côté, canonisé espoir indie en 2001 à la sortie du film, a fait le chemin inverse et s’est enfoncé ensuite plus profondément dans la bizarrerie et les films à tiroirs, qui feraient passer la série Dark pour un épisode de Sept à la maison, tout en luttant de toutes ses forces pour développer de nouveaux projets à la hauteur de son touch down de jeunesse. En vain. En 2019, il accompagne, résigné, la promo de la ressortie en grande pompe de Donnie Darko dont la musique se situe à l’exacte distance de la nostalgie, de la pop et de l’inquiétude, un objet esthétique que l’on ne peut que vous encourager à ré-explorer.
Situé dans les années 1980, Donnie Darko convoque évidemment l’imaginaire de cette décennie ( c’est ce qui a fait en grande partie son succès à sa sortie): les chorégraphies fitness, les coupes mulet, Patrick Schwayze et quelques morceaux iconiques de la new wave de l’époque. Ainsi Head over heels de Tears For Fears agit comme un morceau “pregame” dans le film, sauf qu’ici ce ne sont pas deux équipes de basket qui s’apprêtent à rentrer sur le terrain pour s’affronter, mais des lycéens séparés par la force des choses entre inadaptation teintée de réflexion métaphysique et recherche du conformisme bête et méchant. Le morceau qui commence étonnamment par une montée épique agit comme un reflet un peu déformé de la réalité, à la fois parfait et inquiétant, obsolète à la minute où il est sorti (1985), tant il se veut absorber le moment présent. Si dans les films de Gregg Araki, les sonorités cotonneuses du shoegaze de Slowdive accentuent cette impression de temps suspendu au bord du précipice de la réalité, ce sont ici les intonations théâtrales de Roland Orzabal posées sur ces arrangements cliniques (ceux qui plaisaient tant au héros de American Psycho) qui créent un climat glacial et désabusé, celui qui finit par semer le doute dans la tête des personnages puis dans les nôtres: cet instant est-il réellement vécu ou cauchemardesque?
Le sujet principal du film, qui commence (dans sa version initiale) par Killing Moon d’Echo & The Bunnymen, c’est (pour moi) le temps qui passe: celui qu’on aimerait pouvoir stopper, remonter, accélérer afin de maîtriser la marche des événement, voire la changer. Il joue en permanence sur des repères visuels, sonores et narratifs posés ici et là comme les cailloux du petit poucet puis égarés par le réalisateur qui recomposent un tableau monstrueusement parfait des années 1980 vu par le prisme d’une petite ville américaine. Cette irruption de l’anomalie dans le quotidien bien rangé d’une famille moyenne rappelle de loin celle qu’ont vécu un paquet d’adolescents le jour où la contre-culture a fait son apparition dans leur existence, chamboulant probablement leur rapport au temps présent (l’acceptation de l’ordre établi) et futur (leurs projets).
En déployant les morceaux comme un grand frère qui nous refilerait une K7 enregistrée pour nous éduquer un peu en musique, Donnie Darko (le film) devient une drôle de parabole de notre rapport à la musique du passé et à la nostalgie. Il ne s’appuie pas, à la différence de pas mal d’oeuvres qui ont suivi, sur notre appétit pour la régression mais plutôt sur le potentiel d’imagination d’un passé jamais vécu qui n’est pas envisagé comme un refuge rassurant mais plutôt comme une vision, une hallucination. La new wave gobée ici et là comme un cachet magique par le spectateur est l’instrument de cette projection dans cette demi réalité, une vie dans un décalage horaire permanent où l’on ne distingue plus très bien le vrai du faux. Et où on ne pourra plus jamais écouter Tears for Fears ou INXS de la même façon.