En avril 2004 a lieu à New York le Bent Festival, premier événement de cette envergure dédié à l’art du circuit bending, réunissant experts en bidouillage, amateurs de musique expérimentale et gourous d’un nouveau genre. Pendant une semaine, dans l’espace associatif undergound The Tank qui vient de naître à peine un an avant, les murs vibrent au rythme des bips, cracs et bourdonnements de machines disséquées. Les circuit benders du monde entier se retrouvent hors des schémas classiques, pour des concerts, workshops et conférences sur cette pratique addictive et sans limite. Dans les salles d’atelier, une cacophonie extraterrestre s’échappe d’un zoo de bestioles à piles électriques, estropiées par de jeunes explorateurs d’un langage sonore qui n’existe que dans le hasard. C’est la musique d’un monde parallèle au nôtre, où les carcasses d’objets du quotidien sont traversées par un souffle de vie. Difficile de ne pas prêter au circuit bending des allures ésotériques puisque le principe même implique de subvertir une machine, travestir son rôle initial, pour créer un discours imprévisible. Et il n’est pas exclu que l’âme pure et innocente du jouet en plastique revienne hanter son nouveau corps mutilé. Aujourd’hui, quinze ans après ce festival, les instruments « bendés » continuent d’intriguer et de plus en plus d’initiatives fleurissent afin d’y exposer les jeunes. Paroxysme du DIY, le circuit bending n’est pas un style de musique mais plutôt une manière radicale de la concevoir, en dehors du cadre étouffant de l’entertainment.
Même s’il est toujours périlleux de définir la source exacte d’une pratique comme le circuit bending et qu’il est bon de se méfier de certaines déclarations présomptueuses, le terme aurait été inventé par Reed Ghazala. Musicien hippie un peu fauché au milieu des années 1960, il bave devant les synthés Moog et le Simeon des Silver Apples sans jamais pouvoir se les offrir. C’est par un heureux hasard qu’il se rend compte du potentiel psychédélique d’un ampli court-circuité, le début d’une passion dont il est aujourd’hui considéré comme un père fondateur. C’est en tout cas son plus fervent porte parole avec de nombreuses interviews filmées et écrites, des conférences et des livres refermant de folles recettes d’instruments détournés. Pour un novice, c’est une bonne porte d’entrée puisque Ghazala s’applique à démystifier le caractère exclusif et indéchiffrable de la musique expérimentale. Il insiste sur le fait que cette activité n’est pas réservée aux nerds ; tout le monde peut trafiquer des circuits électroniques puisqu’il n’y a aucune règle, aucun véritable protocole.
Parmi les jouets stars, ceux qui n’échappent jamais aux coups de soudure lorsqu’ils traînent dans un coin de brocante, il y la Dictée Magique – objet culte pour les enfants des 80’s et outil de communication pour E.T l’extraterrestre – dont l’énorme banque de mots et sons loufoques est le terrain de jeu parfait pour expérimenter. C’est le gentil outil éducatif qu’on jubile de détourner pour réduire en poussière sa vie passée à ordonner aux gamins d’épeler « crevette ». C’est aussi une belle seconde vie pour un jouet qui était destiné à attendre patiemment sa mort sur une pile d’autres objets devenus obsolètes ou ringards. Et c’est là où le circuit bending devient un moyen de transcender le temps, de s’inscrire dans une démarche presque post-apocalyptique où des monceaux d’ordures peuvent se transformer en instruments uniques. Un des techniciens les plus réputés dans le domaine est Peter Edwards – alias Casper Electronics – qui fournit, depuis les années 1990, de nombreux instruments circuit-bendés exclusifs à des musiciens comme Mike Patton ou Kevin Rutmanis de Melvins. Si le gentil fantôme des machines était au départ dans une démarche de détournement d’objets existants, il a aujourd’hui évolué vers la création d’instruments un peu plus high tech qui ne reposent plus tant sur la musique aléatoire ni l’exclusivité. Certaines de ses créations restent des références pour les fous d’électronique, aussi bien sur le plan sonore que visuel. D’un studio d’artiste, son atelier s’est muté en chaîne de production mais Peter Edwards n’a jamais cessé d’encourager les amateurs à customiser leurs propres machines.
Le circuit bending est forcément très lié à la scène noise qui se nourrit des plaisirs de la chair métallique d’instruments hybrides. Musicien, artiste plasticien et technicien de l’étrange, Andy Bolus façonne des joujous sordides et boites à cauchemars depuis plus de trente ans. Dans son projet Evil Moisture, il laisse vagabonder les esprits triturés et torturés de ses machines, captant le chaos dans la plus sordide banalité. Proche de maisons d’édition comme Le Dernier Cri à Marseille, ses collages, peintures et dessins mêlent cinéma d’horreur, gore, BD érotique et visions macabres. Sa musique n’est pas si loin de sa pratique du collage puisqu’elle est issue de plusieurs séquences de bandes enregistrées, découpées et assemblées dans l’ivresse de râles low-fi. Sur sa route on croise, en vrac, Hanatarash – avec qui il collabore en 2006 sur Fatanarchy on Airtube – le regretté disquaire Bimbo Tower où sont vendus ses jouets mutants et puis les élèves du Lycée Autogéré de Paris, qui ont le droit à plusieurs ateliers avec le maître. Les concerts d’Andy Bolus ne sont pas là pour vous caresser dans le sens du poil ou vous faire danser, plutôt vous broyer le cerveau à la tronçonneuse ou simplement provoquer le malaise. Autre savant fou passionné de musique faite de bric et de broc, Arnaud Rivière est, avec Franq de Quengo, le co-programmateur du Sonic Protest, un festival très important dans la diffusion de la musique improvisée, libre, aléatoire. Rendez-vous incontournable pour la lutherie DIY, on a pu y croiser Toys’r’Noise, Blenno Die Wurstbrücke ou les Chevaux de Düsseldorf, tous friands d’instruments détournés.
A l’autre bout du spectre, dans une dimension nettement plus lumineuse, plus pop, que l’univers horrifique d’Andy Bolus, Pierre-Erick Lefevre, alias Jankenpopp, allie circuit bending, codage, art numérique, breakcore et chiptune. Son monde se situe dans le détournement de tout ce qui constitue la pop culture, des jeux vidéos à la crise de nerf de Britney Spears en 2007, en passant évidemment par l’invasion des memes comme moyens de communication. Il est aussi à l’origine du site windows83.net, sorte d’archive fictive d’un bureau Windows qui n’a jamais vu le jour, paroxysme de la nostalgie de contrefaçon dont se gave la nouvelle génération. Derrière Pierre-Erick Lefevre et sa synthpop syncopée grouillante de 8-bit, il y a le collectif Freesson qui, lui aussi, œuvre pour soutenir la jeune création des franges expérimentales et électroniques. On y retrouve d’autres circuit benders connus du milieu underground comme Valkiri ou Confipop. Siren’s Carcass, les deux « sirènes cannibales » aux queues pailletées prennent l’aspect visuel du bending à bras le corps, transmutant la faune de jouets épileptiques dans un univers marin mi-trash, mi-kawaii. Leurs performances électro punk sont toujours imprévisibles et naviguent entre expérimentation bruitiste et chansons facétieuses à la Sexy Sushi.
Dans la lignée de Stockhausen, David Tudor ou John Cage, les circuit benders déplacent le regard vers la musique de l’invisible, celle qui nous accompagne au quotidien sans même qu’on ne la remarque, qui nous contrôle parfois, cassant sa linéarité aliénante pour se la réapproprier. Dans une industrie qui tend de plus en plus vers une musique jetable et rapidement digérée, ils donnent un souffle particulier à des cadavres d’objets produits à la chaîne et une place centrale au concert live, terrain de tous les possibles.
ALICE BUTTERLIN
Ce texte est initialement paru dans le numéro 7 du zine papier LE GOSPEL, disponible ici.
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