Christian Death: sous le soleil de Satan

En 1979, quelque part dans la banlieue est de Los Angeles, un jeune dandy nourri de littérature surréaliste française et de magie noire mélange dans un chaudron de sorcière les cendres de ses idoles glitter avec des pages du Théâtre et son double de Artaud, la crasse souterraine du punk avec des mélopées voilées de poussière spectrale. Une alchimie du cauchemar que son groupe Christian Death va distiller le temps d’un album hanté: le séminal Only Theatre Of Pain, première lumière de l’aurore goth américaine dont Rozz Williams sera le soleil noir. 

À l’image des portraits en médaillon cerclés d’ornements infernaux qui composent l’arrière de sa pochette, montrant une bande de délinquants juvéniles ayant visiblement troqué la colle et les parkings pour le LSD et les cimetières, la brume de ténèbres qui se faufile dans l’air de la décennie naissante amène avec elle une génération de marginaux qui se reconnaissent dans la promesse d’un Halloween sans fin. C’est en rupture avec l’hypermasculinité urbaine de l’underground punk que ces versions dégénérées de Siouxsie Sioux, bardées de crucifix, de bijoux ésotériques et d’accessoires SM, arborant un maquillage expressionniste allemand et des cheveux crêpés, trouvent leur inspiration – ainsi qu’un refuge queer – dans les films d’horreur, l’âge d’or du cinéma hollywoodien et l’esthétique des romans gothiques.

Christian Death se forme lors de ce glissement du caniveau au tombeau, incarné par un chanteur androgyne aux allures de prince vampirique fin de siècle, prenant le micro en mariée fraîchement déterrée ou en pythie apocalyptique et hautaine, cigarette à la Dietrich, pendant que ses musiciens déploient des transes maléfiques évoquant un PIL téléguidé par Lucifer. Ces performances à la croisée de la messe noire et de l’actionnisme viennois (les crucifixions y sont courantes), presque proto-black metal dans leur présentation, font bientôt office d’addition intrigante voire risquée au sein de la très virile scène hardcore de Orange County, alors sous l’hégémonie de groupes comme Black Flag, Circle Jerks ou Fear. 

Rozz Williams, né Roger Alan Painter (il se rebaptise d’après un nom aux consonances un peu maudites aperçu sur une pierre tombale), est un gamin timide de Pomona issu d’une histoire américaine classique – environnement religieux ultra strict et fuite en avant dans le rock flamboyant des 70’s -, dont la puberté marquée par le sceau des scarifications romantiques et des feuillets noircis de poésie morbide coïncide avec de premières expériences musicales éphémères (dont le duo The Asexuals fondé avec Jill Emery, future bassiste de Hole période Pretty on the Inside) et un projet performatif vite blacklisté après que son partenaire, l’artiste Ron Athey, ait mangé puis vomi un cadavre de chat sur scène. Il n’est âgé que de 17 ans lorsqu’il se produit pour la première fois avec Christian Death au Hong Kong Café aux cotés du collectif de chauve-souris Castration Squad, quelques jours après le suicide de Darby Crash à la fin de l’année 1980. 

C’est avec l’inclusion de la petite frappe Rikki Agnew, guitariste en mal de sensations fortes échappé des Adolescents, que le groupe débute des séances d’enregistrement évidemment ponctuées de manifestations paranormales – bandes voix disparaissant mystérieusement et autres poltergeists nourrissent la légende de ce premier disque à l’atmosphère effrayante. Avec sa pochette grimoire dessinée par Rozz Williams, Only Theatre Of Pain s’ouvre sur un tintement de cloches sinistre, qui émule l’album éponyme de Black Sabbath et les mauvaises augures de son prélude sonore à la Hammer. Mais rien ici n’évoque un sentiment de terreur rustique: c’est l’odeur du goudron et des backrooms reconvertis en loges sataniques DIY et poisseuses qui se substitue à celle de la sauge brûlée dans la rosée et les craquement de tonnerre, ancrant cet édifice de post-punk occulte qui sent le linceul et le sexe glauque dans les nuits viciées de sa ville damnée (relire Hollywood Babylone de Kenneth Anger), réponse sleazy en forme de coup de cran d’arrêt aux contemporains anglais de Bauhaus. La voix est épuisée et monocorde, l’horizon en décomposition, et les punchlines hérétiques scandées sur des guitares dissonantes côtoient des tirades incantatoires aux airs de sortilèges ancestraux.

Une accalmie inattendue émerge de ce maelström claustrophobique avec la future hymne des dancefloors goth Romeo’s Distress, un up-tempo enlevé suintant la dépression suburbaine, porté par une basse piquée à Joy Division et des paroles hermétiques (des évocations du KKK côtoient des choses bizarres qui font du bruit dans la cave et dans le grenier). Spiritual Cramp est sans doute le morceau qui capture le mieux l’ADN du groupe et la mystique sale et fascinante qui se dégage des clichés noir et blanc immortalisés par le photographe Edward Colver (unique témoignage visuel de cette première période): guitare tronçonneuse qui ouvre la piste comme une morsure de goule et annonce étrangement les faces B nihilistes de Nirvana, déroulant une mélodie malsaine et hypnotique de comptine inversée, tendue par une batterie primitive et un débit vocal aux intonations décadentes.

Christian Death ne retrouvera jamais par la suite le caractère spécial de ses débuts. Le groupe se sépare peu de temps après la sortie de son premier album en 1982, puis se reforme autour de l’erratique Rozz Williams, accompagné des membres d’une formation locale sans envergure nommé Pompeii 99. Ils enregistrent ensemble un bel album glacé (le plus atmosphérique Catastrophe Ballet), puis un second nettement moins réussi qui préfigure le poids mort artistique qu’est en train de devenir le grotesque Valor Kand. Le guitariste au style de sorcier inca et coiffé à la Shirley Temple, se remémorant peut-être l’étrange épisode de cet album du Velvet Underground qui avait été enregistré et commercialisé sans aucun membre originel du Velvet Underground, s’appropriera le nom Christian Death après un nouveau retrait de son chanteur, et fera carrière de faussaire auprès des goths à tresses roses de Châtelet-Les-Halles à coups de discours anti-religieux balourds virant aux théories complotistes et d’une musique parfaitement insensée. 

Williams lui s’enfoncera toujours plus dans le chaos, et malgré une carrière prolifique dans les arts sombres (disques, films, performances, collages et poésie), approche la fin du millénaire éreinté par les addictions et la misère affective. Dans un ultime geste iconoclaste, il choisit de se pendre un 1er avril, avec comme unique piste d’explication retrouvée sous son corps sans vie, une carte de Tarot représentant le… pendu. Les meilleurs partent toujours les premiers. 

JULIEN LANGENDORFF

Cet article est tiré du zine papier #6 Le Gospel consacré aux « petites histoires du punk rock »

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