Burial: un portail vers l’infini

Il pleuvait fort et il faisait froid. Ce n’était étrangement pas le souvenir que j’avais gardé de Londres car une décennie plus tôt, ma dernière visite dans la métropole anglaise s’était achevée par une rupture amoureuse sous une canicule étouffante. Cette fois, je venais passer une semaine pour jouer quelques concerts avec mon nouveau groupe. Je ne me rappelle plus si c’était l’hiver ou le printemps. Un ami nous avait trouvé un logement dans le quartier Elephant & Castle dans South London. On était accueilli par un autre musicien dans un immeuble de bureaux désaffectés. La municipalité ( pour lutter j’imagine contre le prix prohibitif des logements) permettait à des gens de vivre légalement dans des entrepôts et des bâtiments professionnels pas encore assignés à des entreprises. Contre un petit loyer, artistes et musiciens pouvaient s’installer dans des logements improvisés et gigantesques. On a passé trois jours offs dans un long entrepôt au troisième étage, qui s’ouvrait par une porte coulissante métallique. On dormait sur des canapés inconfortables pendant que notre hôte composait des musiques de pub sur son ordinateur. Je me souviens qu’il devait répondre aux briefs de l’agence qui l’employait et écrire un morceau censé sonner comme The XX ou Moby, tout en changeant quelques notes pour ne pas être accusé de plagiat. Ces bribes de musique en boucle, qui ressemblaient un peu à quelque chose de connu mais avaient toujours une note différente, accentuaient cette impression de distorsion de la réalité. Ces logements immenses étaient impossibles à chauffer et on marchait dans le quartier pas encore gentrifié, navigant entre buffets asiatiques à volonté et pubs un peu crades.

Cette année-là, j’avais découvert Burial et j’écoutais en boucle Untrue, son deuxième album. C’est probablement le disque qui accompagnait le mieux la gueule de bois et les déceptions inhérentes au début du XXIème siècle. William Bevan (qui se cache derrière le nom Burial) raconte souvent qu’il a créé ses morceaux en gardant les souvenirs de rave racontés par son grand frère. Il n’avait jamais mis les pieds dans une fête techno ou même un festival et ces longues pièces atmosphériques ressemblent à une vision gazéifiée de l’état vécu dans une rave. Elles sont peuplées de basses et de claps minuscules, de voix éthérées, de nappes et d’écho. On dirait parfois le son d’une fête qu’on entendrait derrière un mur ou dans un rêve venu à nous dans un sommeil très profond et un peu narcotique. C’est exactement l’état dans lequel nous étions nombreux à nous trouver à une période où l’expérience vécue, la “real life” commençait à être avalée par la digitalisation du monde. On n’avait plus besoin de danser, juste de flotter dans un espace coupé d’un monde dont le futurisme optimiste n’allait jamais se réaliser.

“Je veux faire des morceaux qui sont comme un espace dans Londres mais aussi un espace dans un club ou dans votre tête. Un club n’est pas nécessairement différent du fait d’être assis seul avec un casque sur les oreilles”. Burial (interview Blackdown 2006)

Endorphin, un des plus beaux morceaux de Untrue, illustre parfaitement cette idée. Cette hormone est produite par notre organisme mais elle n’a besoin ni de substances, ni d’un mur du son pour envahir notre corps. Elle peut venir à nous dans un état d’auto-suffisance émotionnelle pour peu qu’on accepte d’embrasser une forme de tristesse ou de solitude.  

 

Dans les années qui suivirent la sortie de Untrue, la presse ne pouvait accepter l’anonymat de Burial (en particulier après sa nomination au Mercury Prize en 2008). Depuis ses débuts, le producteur ne mettait pas en scène son refus d’apparaître publiquement. Pas de masque, pas de set up mélodramatique ou de légendes urbaines. Il opposait simplement une fin de non recevoir à participer au cirque médiatique, continuant de déambuler en toute tranquillité dans South London. Lassé d’être pourchassé par les tabloïds (qui attribuèrent un temps la musique de Burial à The Bug, Four Tet, Richard D James ou même plus étonnamment Fatboy Slim), il finit par révéler son visage en 2008 via une photo sur sa page Myspace.

“For a while there’s been some talk about who I am, but it’s not a big deal. I wanted to be unknown because I just want it to be all about the tunes. 

“Over the last year the unknown thing has become an issue so I’m not into it any more.

“I’m a low key person and I just want to make some tunes, nothing else. My name’s Will Bevan, I’m from south London, I’m keeping my head down and just going to finish my next album, there’s going to be a 12-inch maybe in the next few weeks too with four tunes.”

“Sorry for any rubbish tunes I made in the past, I’ll make up for it.”

Il y avait quelque chose de profondément désarmant dans cette volonté d’auto saboter toute mythologie liée à son projet. Bevan semblait faire un pas de côté vis à vis d’une oppressante tendance à la surinformation et mise en scène de soi qu’on pressentait déferler encore plus sur les années entourant ses premiers albums. Aujourd’hui, alors qu’il n’est quasiment plus possible de vivre la musique hors de la dictature des réseaux sociaux, on se demande pourquoi nous n’avons pas été plus nombreux à suivre son exemple. 

En 2013, le mastodonte EDM Skrillex sortait l’EP Leaving, copie mal faite du son Burial. On y retrouvait les mêmes voix éthérées et bricolées, les rythmiques garage, les nappes atmosphériques sans la grâce de Bevan. Je ne pouvais pas m’empêcher de repenser à mes soirées dans l’entrepôt de Elephant & Castle où le musicien (qui est devenu une petite sensation une ou deux saisons ensuite) copiait des morceaux pour les vendre à une agence de pub. La musique de Burial a une postérité folle quand on y pense, de la witch house au R’n’B électronique de James Blake et Mount Kimbie en passant par la trap. Bevan continue de nager pourtant dans un courant parallèle avec une imagerie extrêmement réduite. L’expérience esthétique de sa musique pourrait se comparer à la contemplation d’un ciel étoilé par une nuit noire. Il n’y a rien à voir et pourtant les possibilités sont immenses. 

Après Untrue, Burial n’a plus sorti d’albums au sens classique du terme. En 2013, il publiait un EP composé de trois longues pièces de 10 minutes intitulé Rival Dealer et qui samplait une partie du discours prononcé par Lana Wachowski en recevant le Visibility Award au gala de Human Rights Campaign en 2012. La réalisatrice y évoque sa disparition de la scène publique, son coming out, la pression des médias et sa volonté de faire passer son Art avant sa commercialisation. Rival Dealer se termine par un sample de cette phrase prononcée par Wachowski:

“This world that we imagine in this room might be used to gain access to other rooms, to other worlds previously unimaginable.”

La dernière nuit que j’ai passé dans l’entrepôt, l’un de nous a fait du somnambulisme et s’est levé en dormant au milieu des étagères métalliques gigantesques laissées en place par les précédents locataires. J’étais assis dans le noir sur le canapé et je le regardais déambuler dans cet espace glacé et gigantesque. Il vivait une réalité parallèle mais il paraissait apaisé, étrangement. 

ADRIEN DURAND

Ce texte est initialement paru dans le numéro 9 du zine papier LE GOSPEL, disponible ici.

Entre temps, Burial a sorti un nouveau disque que je trouve très beau.

 

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