Avant la sortie en français de son roman « Ce qui vit la nuit », Grace Krilanovich nous a envoyé quelques lignes sur les disques qui ont inspiré l’écriture de ce texte fabuleux baigné de punk-hardcore et de shock-rock
Mes Putes d’Ados Hobos Accros Vampires ont un faible pour tout ce qui est puérile, ridicule, le sludge sirupeux et apaisant du heavy metal et les bords effilochés du punk. Ils aiment quand le son est un peu bordélique, déséquilibré, marginal, déphasé, abrasif et écrasant – du rock dont la vérité est violente, du rock qui brouille les pistes et propose une certaine perversité détournée.
Tout le long du roman, on a le sentiment que quelque chose d’important a été perdu. Dans la quête pour retrouver des indices et informations enfouies, les personnages doivent creuser dans la boue, déchiffrer des textes cryptiques et des objets étranges. Il y a beaucoup de références à l’excavation, aux codes secrets, à la spéculation sur le passé et une obsession avec les ruines. Les personnages ne savent pas vraiment ce qu’ils cherchent mais comprennent que c’est important et qu’il est trop dur d’essayer de survivre sans. Ils savent que quelque chose de primordial s’est échappé.
Les référence à la scène rock underground n’ont cessé de surgir pendant l’écriture du roman. C’était presque logique qu’elles s’infusent dans cette histoire d’adolescents sur la côte Ouest des Etats-Unis au début des années 1990. Mais je crois que le rock est très présent aussi parce que ces gamins sont obsédés par ce qui se passe sur scène, comme si c’était le lieu où se trouvaient certaines vérités. Je ne voulais pas être trop littérale en citant les noms de vrais groupes mais plutôt en placer quelques-uns que j’avais inventés. Des faux groupes un peu ratés ou de seconde zone pour créer une réalité augmentée de ce à quoi pouvait ressembler la vie à ce moment et à cet endroit-là, au milieu de la constellation de scènes régionales très spécifiques qui parsemaient le pays. C’est une tranche de vie qui se situe quelque part dans les marges du heavy metal, du punk, de l’indie, vue à travers l’objectif d’un film muet sous acide.
Je voulais que la musique reflète l’idée d’excès. C’est ce qui est génial avec la forme du roman, la possibilité – et même l’invitation – à l’excès. On a ce vaste espace où gambader et plein d’endroits où se replier. C’était justement dans les gimmicks excessifs et parfois violents de GG Allin, Lux Interior, Iggy Pop, Henry Rollins, Darby Crash et bien d’autres qu’il y avait une possibilité… mais de quoi exactement? La transcendance? L’art? Les moments d’auto-destruction et de mutilation jouaient un grand rôle là-dedans.
Même dans les marges, il y avait des limites. Ce qui vit la nuit parle beaucoup de la portée politique du corps féminin et les frasques des shock rockers (hommes) sont intéressantes à mettre en parallèle parce qu’on se rend compte que même dans ces situations aux limites de l’indécence, il y avait un plafond de verre. On dit que plus rien n’est choquant aujourd’hui mais je suis sûre que si une femme faisait ne serait-ce qu’un quart de ce que faisait GG Allin sur scène à la fin, les gens pèteraient un câble. Ils essaieraient de l’arrêter. C’est impossible de se mutiler comme ça. Une femme qui se fait saigner, qui se frappe la figure avec un micro? Non, oublie.
J’ai passé beaucoup de temps à étudier ce sujet – sans vouloir toutefois nier le talent des musiciens dont je parle. Beaucoup des groupes réels dont je me suis inspirée pour le roman ont vraiment innové et créé des nouveaux moyens d’expressions. Ils s’en foutaient pas mal des étiquettes ou des scènes. Il s’agissait surtout de laisser la musique et l’art irradier sur leurs vies et s’échapper librement dans des formes étranges qu’ils fixaient sur de la cire ou lors de concerts.
La gentille guéguerre entre le groupe et le public lors des lives était aussi, à une certaine époque, une forme d’engagement. L’art de huer s’est perdu. Les nouveaux groupes ne savent plus quoi faire quand un vieux type les siffle depuis la fosse; ils ne savent pas comment rendre la pareille avec un trait d’esprit. A l’époque, il me semble que les gens avaient une vraie réaction devant des sons qui leur étaient inconnus et n’hésitaient pas à te dire si ton concert était merdique. Au moins, les groupes savaient à quoi s’en tenir. Aujourd’hui, le public est totalement amorphe, sauf si c’est son groupe préféré. Je voulais créer un monde où tout serait à nouveau palpable, plein de sens, bon ou mauvais. Je pense à des groupes comme Black Flag qui cherchaient pertinemment à énerver les gens en jouant trop fort, trop vite, trop lentement, trop bizarrement. Ils n’en avaient rien à faire que les gens n’aiment pas leurs nouveaux morceaux et réclament les anciens. Ils cherchaient le conflit, ce qui n’est pertinent que si ta musique est bonne. Heureusement pour nous, ils assuraient et nous emmenaient dans un voyage vraiment singulier. Ils ont bossé dur et ont visé l’excellence coûte que coûte. Les efforts qu’ils ont fournis sont vraiment dingues… ça n’a aucun sens.
Je n’aurais pas pu écrire ce livre sans les folies, les excès et les penchants pour l’illégalité des groupes qui me tiennent à cœur et qui me suivent dans mes projets artistiques. Ils me rappellent toujours que quelqu’un, quelque part repoussait les limites, l’esprit totalement alerte, malgré sa marginalité vis-à-vis du reste du monde.
Pour ma playlist de Ce qui vit la nuit, j’ai choisi une sélection de morceaux qui me rappellent le lieu (côte Ouest des Etats-Unis) et le moment (les années 1990) où se déroule le roman. Heureusement pour moi, cela coïncide avec la dernière période où je suivais et m’intéressais à ce qui sortait… ce qui fait de moi une espèce de vieille hippie des années 1980 qui écoute encore les vinyles de Sopwith Camel et Vanilla Fudge. (En fait, je viens de décrire mon père. J’ai été élevée comme il se doit, au régime acid rock bien chelou)
Melvins, “With Teeth”
Bizarrement court comparé à sa charge de densité métallique à vous exploser les tympans. C’est une décharge de deux minutes trente de perfection sonique. Je le décrirais comme une fine pulvérisation de guitare martelée par les Drums from Hell™ de Dale Crover. Le chant est complètement indéchiffrable. J’adore le côté “too much” et étrange de ce groupe et me réjouis qu’il soit encore actif après vingt-cinq ans – ayant tout juste annexé le bassiste et le batteur de Big Business. Eh ouai, deux batteurs.
Screaming Trees, “In the Forest”
Les gens ne se rendent peut-être pas compte mais les Screaming Trees sont actifs depuis 1985. On est loin de “Nearly lost you”, qui n’est pas incroyable. J’aime les groupes qui se réincarnent (Roxy Music, Cheap Trick, Redd Kross). A l’époque, Lanegan n’avait pas encore perfectionné son growl légendaire. Sa voix sonne plutôt garage ici, et j’aime bien!
Earth, “Tallahassee”
Une des rares chansons de Earth qui passe à la radio, avec du chant. « The World, it spins on a crooked axis/left it twitching by the road, » sont les seules paroles. Leur album « Earth 2: Special Low-Frequency Version » (composé de trois longs morceaux de drone) est excellent aussi et met mon chat en transe quand je l’écoute à la maison.
Dead Moon, “D.O.A”
Dans les contrées sauvages de Clackamas…Fred et Toody y sont pour la vie. La ligne de fuite des principes et de la détermination de ce groupe porte en elle la gravité de toutes ces années qui s’écoulent et cette idée qu’être un iconoclaste punk c’est aussi mettre en avant la lenteur, la régularité, la modestie et l’auto-suffisance. Ils montrent bien qu’on peut faire ses propres choix en marge de la masse, décennie après décennie – avec un certain état d’esprit survivaliste.
Poison Idea, “Punish Me”
C’est juste un clip incroyable en tous points de vue. C’est probablement un des groupes les plus gros de Portland, et je parle aussi de leur poids en kg étant donné leur appétit sans limite pour la bouffe, l’alcool et les drogues dans un délire de nihilisme unique en son genre. Et puis un solo de basse est toujours le bienvenu.
Wipers, The Herd (album)
Du Wipers de la fin de leur discographie. Même si le rythme uniforme 4/4 mono-fuzz de l’album me rappelle le film Repo Man (lors de mes balades en voiture dans Los Angeles la nuit), the Wipers et Greg Sage sont l’essence de Portland. Même Kurt n’a jamais pu les en déloger pour rejoindre Nirvana en tournée. Ils disaient qu’ils ne voulaient pas être des “vendus”, mais c’était l’excuse de base de l’époque.
Black Flag, « Black Coffee »
L’ombre de Black Flag plane sur toute la scène du Northwest. C’est fou de penser qu’à un moment, quand t’allais à un concert, il y avait une probabilité que tu te fasses super mal, arrêté ou – au mieux – agressé par des flics ou des punks. Ce temps est révolu; je ne l’ai jamais connu, même si j’ai vu une bonne dose de musiciens vomir sur scène, finir à poil (Dino!) et insulter le public. Greg Ginn est un nerd caché, ce qui est assez inspirant. Qui aurait cru que toutes ces paroles tordues et ces sons de guitare viendraient d’un mec impassible en polo, fan de Grateful Dead?
Tex and the Horseheads, « Oh Mother »
La frontwoman Texacala Jones est une énigme, son passé est nimbé de mystère, mais sur scène c’était une boule de bijoux qui s’entrechoquent, de dentelle tachée de whisky et de boutades sans queue ni tête. J’ai eu la chance de voir les derniers concerts des Horseheads avant leur séparation – vingt-cinq ans après leur brève période de gloire. Ils avaient refusé de jouer une de leurs meilleures chansons et j’ignore pourquoi. C’est peut-être parce qu’elle est super triste. « Oh mother, can you hear your children crying/Crying for the love that walked away/Oh mother, why do I feel like dying?/Say something to take away the pain… » Tout cela est chanté dans une voix de cowgirl rauque des plus originales. Tex hurle et redescend dans les graves dans une ambiance cow-punk. C’est un des groupes les plus chéris de la scène punk de L.A et qui a beaucoup influencé Guns n’ Roses.
Saint Vitus, « Look Behind You »
Le seul groupe dont le frontman est une sorcière mâle. Son nom est Wino et c’est une légende. « Foggy morning drifting ’round you/Blackened haze/Can’t see past your trembling hand/Pounding footsteps right behind you/Every day »… tu te fais suivre. Et là, la sorcière mâle te demande: qu’est ce que tu vas faire? Un autre morceau signature du groupe, “Born too late”, mis à part son hommage au metal lent, aux cheveux longs et aux vêtements démodés, parle de rater sa chance de s’épanouir dans l’Histoire. Nous voila tenaillés par une nostalgie d’un passé qui ressemble à un refuge; une grotte sombre et onirique où l’on ne devrait pas se risquer. Mais pourquoi résister? Y a t il une autre solution pour tous les marginaux?
Hüsker Dü, « Eight Miles High »
Ce morceau est un pont. En récupérant une pierre angulaire hippie – l’hymne folk rock des Byrds – et en y appliquant une bonne dose de cri primal à la John Lennon (période Plastic
Ono Band), Hüsker Dü réussit à rassembler deux mondes: les hippies nombrilistes et leurs drogues qui les rendaient de plus en plus apathiques et les punks fermés d’esprit qui rejetaient avec dégoût tout ce qui touchait à David Crosby. Le choix de la chanson à reprendre n’a pas l’ironie ou la décadence de X qui fait une cover de “Wild Thing” ou la version de “(I can’t get no) satisfaction” de Devo. C’est un positionnement dans le camp ennemi, un acte de solidarité, où ils prennent leur art pour lui donner un nouveau sens, lié à une expérience unique et personnelle. C’est une catharsis qui pose sans cesse la question: Vous vous souvenez?
CE QUI VIT LA NUIT de Grace Krilanovich est disponible ici.