Dans un univers médiéval fantasmé fait de châteaux forts, de batailles épiques et de créatures mystérieuses sorties de romans de Tolkien se cache un genre musical à la croisée de l’ambient, la noise et la neo-folk où nappes de synthé atmosphériques presque kitsch côtoient des cris étouffés dans la poussière d’une crypte abandonnée. La dungeon synth s’amuse à planter un décor brumeux presque palpable pour une immersion dans un monde fantastique.
On peut retracer l’origine de la dungeon synth au début des années 1990 où la deuxième vague de black metal sévit en Norvège avec des formations comme Mayhem, Emperor, Darkthrone, Burzum ou Immortal. Mortiis, qui se fait virer d’Emperor en 1992 après y avoir joué de la basse et écrit des paroles pendant un an, sort l’album Fodt til a herske en 1994, considéré comme l’un des éléments déclencheurs du genre. Ici, pas de blast ou de riffs agressifs mais des lignes de synthé épiques et des nappes de drone qui semblent résonner sur les murs humides d’une cave en pierre. L’esprit du black metal est tout de même présent et on peut comparer certains passages aux intros atmosphériques d’Emperor.
Cet intérêt pour la musique synthétique plus lente et expérimentale des musiciens de black metal se manifeste aussi par des projets qu’on ne labellisera pas forcément « dungeon synth » mais qui deviendront des influences indiscutables dans l’évolution du genre. Varg Vikernes, avec son projet solo Burzum, compose l’album Dauði Baldrs en 1997 alors qu’il est en prison purgeant une peine pour le fameux meurtre d’Euronymous et les incendies d’églises qui ont contribué à révéler le black metal norvégien au grand public. N’étant équipé que d’un simple synthétiseur dans sa cellule, Varg va composer le soundtrack d’un univers fantastique empreint de mythologie nordique et de rites païens. Glaçants et répétitifs, les morceaux de l’album sont le fruit d’une isolation totale qui pousse à créer la musique la plus mélancolique et introspective qu’il soit. Comme beaucoup de ses confrères, il passe du temps à jouer à Donjons & Dragons. Il n’y a nul doute que les scénarios du jeu de rôle, faits de gargouilles malsaines et de sorts jetés par des nécromanciens ont servi d’esquisses pour cette première vague de dungeon synth.
Deux ans auparavant, le frontman de Satyricon, Satyr, s’était déjà engouffré dans les explorations synthétiques avec son projet Wongraven dont l’unique album Fjelltronen est un concentré de folk médiévale sombre, guimbarde à l’appui. La pochette en noir et blanc de Théodor Kittelsen annonce la couleur : on s’apprête ici à entamer un voyage à travers les forêts norvégiennes, une quête qui prend fin lorsque les mélodies se font plus solaires. Car la dungeon synth se caractérise surtout par des concept albums, des petites histoires dictées par le son. On peut aussi citer Neptune Towers, mené par Fenriz de Darkthrone, dont le premier album Caravans to Empire Algol sorti en 1994 sur le label de Satyr, Moonfog Productions, est probablement l’un des plus expérimentaux du genre. En amoureux de la musique de Klaus Schulze, Tangerine Dream et toute la scène de l’école de Berlin des années 1970, Fenriz livre un album complètement psychédélique et inattendu de la part d’un musicien de black metal. On a affaire ici à une dungeon synth qui nous transporte non pas dans le passé mais dans un futur de science-fiction.
Si les années 1990 ont vu naître la dungeon synth, c’est dans les marges qu’elle s’exerçait, à l’ombre des musiques extrêmes qui l’ont enfanté. Aujourd’hui on assiste à un véritable revival de ce courant avec une communauté de passionnés regroupés autour de Bandcamp et Youtube, où les albums se partagent facilement et ne s’embarrassent pas de sortie physique à l’exception de quelques cassettes. Chaque jour de nouveaux avatars se créent, entrant dans une sphère très mystérieuse où seuls les initiés sont conviés.
Ce qui frappe, c’est la productivité sans borne de certains artistes qui sont capables de sortir un album par semaine, alimentant le flux de dungeon synth qui semble en pleine expansion depuis quelques années. C’est notamment la réédition de l’album Mourning du projet allemand Depressive Silence en 2016 et la tournée de concerts de 2018 où Mortiis rejouait ses premiers albums qui ont fait ressurgir l’intérêt pour le genre. Il est aujourd’hui morcelé, démultiplié, modifié pour devenir totalement hybride, parfois même ancré dans le présent.
Old Tower, de par son minimalisme austère, ses chœurs graves ensorcelants et ses artworks qui fichent la frousse, fait figure de prêtre occulte dans la communauté. Le musicien – très discret comme tous les autres – s’est d’ailleurs produit pour la première fois au Roadburn de 2018, du jamais-vu pour un artiste de dungeon synth. Ce style de musique très solitaire, pas forcément voué au live, sort peu à peu de sa tanière. En contraste avec les atmosphères spectrales d’Old Tower on peut basculer vers un côté plus joyeux et épique avec Fief, la caution Final Fantasy du genre. « Deep Forest Dance », « In the Secret Glade of the Shy Dragon » : les titres des morceaux de l’album II, sorti en 2016, cachent des mélodies enchanteresses à la flûte et au clavecin (le tout reproduit sur ordinateur) qui semblent sorties d’une soirée arrosée au cœur d’une taverne médiévale. On pense aux soundtracks de vieux RPG japonais et aux albums Within the Realm of a Dying Sun et Aion de Dead Can Dance, dont le morceau « Saltarello » est un bond dans le quatorzième siècle. Soy Fan Del Dark, dans son album SFDD sorti en 2016, convoque l’aspect le plus lo-fi et crade de la dungeon synth, avec un son grésillant et brutal et des croassements de corbeaux. Du drone sordide qui s’apprécie en lisant un bouquin de Jean Ray éclairé à la bougie.
L’exploration de la dungeon synth, musique narrative par excellence, est infinie et plutôt que d’en dresser une liste exhaustive on vous invitera plutôt à emprunter les interminables corridors obscurs de Bandcamp, chandelier en main, à la recherche du son le plus macabre.
Alice Butterlin