Cet article est le septième de notre série « Insomnia » qui revisite de manière totalement subjective des films regardés de manière obsessionnelle, encore et encore, par nos contributeur.ice.s.
D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été fasciné par l’image et la vie d’un artiste, autant que par sa création, parfois davantage même. Peut-être que voir une photo de Keith Richards quand j’étais enfant me suffisait pour savoir que j’aimerais la musique de son groupe, ainsi que le genre d’existence que son allure promettait. Certaines figures m’obsèdent tellement qu’elles viennent même me visiter de temps en temps dans mon sommeil. Il m’arrive de rêver de Kurt Cobain, et l’indescriptible puissance de cette interaction onirique peut rester avec moi plusieurs jours d’affilée. J’ai d’ailleurs récemment rencontré Courtney Love pour la première fois – on était en 1995 et notre échange s’est limité à une unique déclaration de sa part: «1995, c’est moi ». La nuit dernière, c’est Deleuze qui m’est brièvement apparu lors d’une sorte de dîner de vampires dans un manoir bas de plafond, avant de s’échapper par la fenêtre dès son arrivée pour aller manger des escargots et, je crois, des enfants. Ma copine en conclut que je suis «mondain». La forme plutôt que le fond? Possible, mais pas tout à fait. Aucun imaginaire ne se développe sans mythologie, sans construction mentale prenant en compte un contexte, une époque, un arc narratif, sans une connivence innée pour certains archétypes romantiques. Comment en vient-on à éprouver une sensation de confort devant une scène de fix, de vernissage survolté ou de déambulation confuse dans un New York interlope? Pourquoi le mythe de l’artiste ‘maudit’ continue-t-il de nous hanter par delà les projections glamour adolescentes? Peut-être à cause de films comme le Basquiat de Julian Schnabel, spot publicitaire un peu inconséquent pour la profession de peintre star tourmentée, et dont le sex-appeal mensonger est un ours en peluche forcément élimé par les années mais toujours difficile à jeter.
Interrogé par l’austère Charlie Rose en 1996 lors d’un entretien promotionnel pour la sortie de son biopic, Schnabel, pas complètement à l’aise dans son rôle de cinéaste improvisé, explique avoir voulu réaliser un film sur son ancien rival dans un but «éducatif». Il n’y est pourtant presque jamais tout à fait question des toiles néo-expressionnistes de Jean-Michel Basquiat, encore moins d’une reconstitution solennelle de l’artiste au travail (dieu merci). Sur une trame de conte de fée rock, qui en constitue la grande faiblesse éthique mais aussi l’irrésistible force d’attachement, le film déroule le rise and fall de SAMO en une suite de vignettes proto-Wiki inoffensives et fun, portées par un casting aristo-indie (David Bowie, Dennis Hopper, Courtney Love, Gary Oldman, Parker Posey, Elina Löwensohn, apparition de Vincent Gallo etc) qui vaudra au projet l’étiquette de «film-vernissage». Les débuts du scenester hyperactif et renaissance man auto-inventé, qui se réveille dans un carton dans Tompkins Square pour aller tagger des poèmes sur les murs de Manhattan, esquisser le portrait d’une serveuse de café avec du sirop d’érable et bidouiller des magnétos cassette sur la scène du Mudd Club.
S’ensuit la rencontre avec René Ricard, l’oracle downtown interprété par le méchant dans The Crow, puis les premiers tableaux exposés au PS1 lors de l’événement ‘New York / New Wave’ organisé par Diego Cortez (qui m’a volé l’un de mes livres d’artiste lors d’une exposition à Soho il y a 10 ans). Le succès rapide en galerie, le rapprochement avec Warhol, l’aventure avec Madonna, la drogue, la collaboration avec Warhol, le melon, la paranoïa, encore plus de drogues, l’isolement social, la mort de Warhol, sa propre mort. Agrémenté notamment de scènes de romance torturée et de ce qu’on suppose être des souvenirs intimes de Julian Schnabel (qui a l’honnêteté de dépeindre la défiance de Basquiat à son égard), le découpage ne connaît aucun temps mort. En distillant son carnet d’adresse VIP au détour de chaque séquence, l’ex-golden boy de l’art new-yorkais 80’s crée une succession de happenings-bonbons, parfois un peu casse-gueules (l’interprétation maniérée de Andy Warhol par David Bowie, qu’on pourrait croire échappé d’un sketch SNL) mais infusés d’une certaine folie souterraine inhérente à l’aura de comédiens réputés pour leur persona border. Le tandem weirdo Warhol/Bowie-Bischofberger/Dennis Hopper fonctionne à merveille, comme dans cette scène de repas où les deux se disputent comme des enfants sous Valium les formats carte postale que Basquiat essaie de leur refourguer (interprété par Jeffrey Wright, le peintre apparaît d’ailleurs légèrement plus monochromatique et bourru que l’impression de douceur éthérée dégagée par le vrai Jean-Michel). Je ne me lasse jamais de la façon avec laquelle Christopher Walken, qui campe le rôle d’un journaliste vicieux lors de la reconstitution d’une célèbre interview-fiasco, déraille de manière typique sur le dernier segment de sa question: «You come from a middle-class background. Your father was an accountant. Why did you live in a cardboard BOX?».
Le regard un peu suranné du réalisateur-artiste sur sa ville (on rappelle que Kids de Larry Clark sort à peu près au même moment) produit parfois des exemples édifiants de storytelling corporatiste. Je pense par exemple à la séquence où la magnifique copine de Basquiat rentre du travail pour trouver le peintre en train de zoner en bas de son immeuble avec un pote de défonce (Benicio del Toro), sur fond de ‘Waiting On A Friend’ des Stones, de rire attendri et d’une belle lumière de fin d’après-midi se reflétant sur les briques cramoisies d’un immeuble du East Village. Ou quand Anina Noisei/Elina Löwensohn vient chercher Basquiat chez lui et que celui-ci, toujours en pyjama, laisse sa copine en plan pour partir avec la galeriste et se mettre immédiatement au travail sur sa première exposition, dans un sous-sol à l’abri du monde en écoutant Coltrane. New York apparaît alors comme un terrain de jeu à peiné miné, un Pays des Merveilles où la réussite de l’apprenti artiste semble presque trop facile, sa roublardise jamais tout à fait problématique, et son déclin tragique presque chic. Les manigances et intrigues opérées autour du succès fulgurant de Basquiat, succès construit en temps réel par des actionnaires-sangsues downtown aussi admiratifs que volatiles, constituent peut-être finalement l’élément ‘éducatif’ évoqué par Schnabel à propos de son film. Mais comment ne pas signer le contrat faustien quand celui se présente? «Personne ne veut faire partie d’une génération qui ignore un autre Van Gogh», déclame, en voix off de la scène d’ouverture, le personnage de René Ricard, comme pour annoncer et justifier l’hystérisation du marché de l’art dans les années 80. Quitte à broyer au passage quelques comètes consentantes, messies devenus parias à la manière de cette inconfortable séquence de comedown – sans doute l’une des meilleures du film -, où Basquiat, ancien objet de convoitise désormais célèbre, débarque chez sa galeriste Mary Boone pour se faire ignorer, puis insulter dans un sourire figé (Parker Posey, parfaite dans le rôle de la marchande-prédatrice) dont seuls les américains semblent avoir le secret.
Tout du long des années 2000, j’ai caressé mon fantasme new-yorkais en allant séjourner dans cette ville dès que je pouvais me le permettre. Je me souviens être allé voir la galerie Cinders à Williamsburg en 2004 pour leur expliquer que j’aimerais exposer chez eux, alors un total bluff. La volonté d’être un artiste, de vivre cette vie, semblait plus forte à ce moment là que la problématique d’une oeuvre encore quasi invisible. Je continue de temps en temps de me poser la question de ce que j’aurais pu accomplir de différent si j’avais concrétisé ma demande de visa d’artiste pour les États-Unis en 2012, alors représenté par une célèbre galerie parisienne, qui m’avait permis d’exposer et séjourner à Manhattan dans des conditions forcément un peu hors-sol. Je me souviens de la facilité d’être un artiste étranger de passage, du sens de la communauté et des rencontres excitantes, ce sentiment d’énergie palpable et l’impression grisante d’avoir mis un doigt de pied dans cette grande machine à mythologie. Il y a de fortes chances pour que le réel se soit révélé bien moins flamboyant: un artiste de plus dans une ville dont le statut de résident permanent vous enlève immédiatement vos privilèges de visiteur exotique, prendre deux ou trois jobs à la fois, la compétition avec des candidats plus endurcis, plus privilégiés ou simplement meilleurs, les stratégies usantes de networking, les problèmes et fêlures personnelles qui finissent par vous rattraper. Je ne sais pas exactement si les visionnages réguliers de Basquiat fonctionnent comme un antidote à l’idéalisation, ou plutôt comme une dérisoire piqure de rappel, lorsque mon soleil intérieur se voile et que les motivations s’effilochent: cette vie de création, dans tout ce qu’elle comporte de risques auto-infligés souvent vitaux (financiers, psychologiques), de désillusion, de futilité voire de folie, reste à ce jour, à l’aune d’un appel difficile à expliquer, la seule possible – et il n’y en a pas de meilleure.
JULIEN LANGENDORFF
Attention, vous n’êtes pas prêts.