« C’est bien, mais il y a vraiment beaucoup de références culturelles quand même ». Je lis ce retour sur mon manuscrit et je me replonge dans les pages que j’ai écrites à la sueur de mon front et à la lueur de mes névroses. J’arpente mes propres mots et je croise, pêle-mêle, un mélange infernal de références, de Jonathan Richman à Joan Didion en passant par Billy Crystal qui parle de la mort dans Quand Harry rencontre Sally. Je fais aussi référence à une obscure histoire de chaise dans le Fanny et Alexandre d’Ingmar Bergman. Bridget Jones y taille le bout de gras avec Sylvia Plath. En ouvrant en deux ce manuscrit, les morts et les vivants me sautent à la figure, un réseau sous-terrain de texte et de sous-texte. Gérald Genette, que j’ai tant maudit pendant mes études de littérature américaine, me dirait sûrement que je tiens là l’exemple même de son palimpseste (ou peut-être pas, je n’ai jamais réussi à finir son livre). Il faut bien l’admettre, j’écris toujours sur le parchemin des autres.
Je suis née au milieu des années 1980 en pleine apogée de la pop culture. À la maison, on regardait inlassablement Un jour sans fin d’Harold Ramis, Retour vers le futur de Robert Zemeckis, Star Wars de George Lucas, Beetlejuice de Tim Burton mais aussi les films d’Alfred Hitchcock et de François Truffaut. Quand quelqu’un oubliait de mettre une cuillère pour le dessert sur la table, il fallait être le premier à marquer une pause comique et à dire « il y a pas de cuillère », référence obscure au Prince à New York de John Landis. Les dialogues de film étaient un langage dans le langage, un signe d’appartenance.
Le temps passant, j’ai forgé ma propre culture, mélange de ces références cinématographiques américaines et des signes de mon désir d’émancipation — j’ai ajouté à ce terreau commun des films des années 1940, des séries féministes, de l’indie pop des années 2000. J’ai tissé ma toile comme une araignée, tapissé ma chambre mentale de mille posters et je me suis construit un parachute à partir de l’imaginaire des autres. Se désolant de s’être fait larguer, un de mes amis m’envoie un mail désespéré alors que nous avons une petite vingtaine d’années. Je n’ai rien d’autre à lui répondre que « tu veux que je te fasse une playlist ? » Impossible d’envisager, pour moi, qu’on soigne ses maux autrement qu’en enfonçant la tête dans un livre, un film, une chanson écoutée toute la nuit en repeat one. Impossible d’utiliser mes mots à moi : j’écris inlassablement sur le dos des mots des autres. Je ne suis que rebond.
À l’université, j’étudie Jane Austen, Sylvia Plath, Emily Dickinson, Carson McCullers, DH Lawrence. Dans mes dissertations, rédigées les paumes suantes dans de grands amphithéâtres, on m’apprend à penser à partir de la pensée des autres. Je ne traverse plus les plaines de la culture sur le dos de John Landis ou de George Lucas, mais sur celle de Gérard Genette. Je ne vis pas mon épiphanie féministe suite à une énième attaque misogyne dans le milieu de la musique indé que je fréquente assidument, mais en lisant Virginia Woolf et Judith Butler. Il faut passer par elles, par leur rythme, leurs idées et leur phrasé pour que je comprenne ce que j’ai vécu pendant des années. À l’université, la citation est un art et une contrainte incroyable. Combien d’heures n’ai-je pas passé à éplucher des livres pour retrouver une page que je n’ai pas notée, pour sourcer une bibliographie qui m’ennuie à mourir ? La citation est une marque de crédibilité, une preuve un peu factice que j’ai bien lu et donc bien « travaillé ». Quand bien même je triche, encore et encore, en utilisant un extrait d’un livre que j’ai seulement feuilleté. Mes directrices de mémoire n’y voient que du feu.
Je garde cette habitude dans le journalisme culturel où il faut namedropper pour être sérieux. Il faut montrer que l’on a lu, que l’on a fait ses gammes. Je lis religieusement Maggie Nelson, Julie Delporte, Kate Zambreno qui, toutes, réussissent cet exercice d’équilibriste : citer tout en inventant leur langage. Citer sans trahir, ni leur source, ni elles-mêmes. Mais voilà que, souvent, je me retrouve comme lorsque j’étais enfant, à vouloir parler de Lee Hazlewood dans un texte pour faire un gros clin d’œil. Qui ressemble fort à celui que mon père nous adressait quand, à table, il nous demandait « Alors, si je vous dis [insérer une citation d’un film vu mille fois], vous me dites ? » La joie d’avoir la ref était alors plus fort que tout et je cours toujours, malgré moi, après cette jubilation enfantine. Mais il est temps, peut-être de voir ce qu’il y a derrière. De faire le ménage. De démanteler les bibliothèques, couper Spotify, éteindre la télé, faire silence. De me couper en deux et de voir ce qu’il y a derrière. Une fois que je serai guérie de cette maladie pénible et pourtant délicieuse de la citation.
PAULINE LE GALL
Le petit chat et moi, le nouveau livre de Pauline Le Gall paraîtra le 19 septembre aux éditions Philippe Rey.