C’est probablement une des pires épreuves dans la vie d’un musicien (et Dieu sait qu’elle en est remplie): expliquer à un inconnu le genre de musique qu’il joue. Il y a apparemment désormais des cours de « pitches » dans les festivals et dispositifs d’accompagnement pour aider les « artistes entrepreneurs » à ne plus passer pour des sacs à puces fans de Rocky Erikson et Emperor en public. Quand j’ai rencontré Gatien, j’avais déjà écouté sa musique (Amandine Urruty l’avait mentionnée ici) et c’est probablement une bonne chose pour un être aussi fermé que moi qui généralement regarde avec la même méfiance les gens qui font de la chanson française que ceux qui montent des fromageries disruptives en zones péri-urbaines.
C’est aussi la beauté de la musique: on peut être séduit par un disque tout en attrapant des crises d’urticaires rien qu’en regardant une photo des artistes cités comme influences. C’est ce qui s’est passé pour moi avec le nouvel album de Gatien, L’Amour phoque. S’il m’avait parlé de Philippe Katerine quand on a bu un coup la première fois, j’aurais probablement fait un sourire gêné avant d’essayer de parler d’autre chose (le temps qu’il fait, la troisième guerre mondiale, les Simpson). Etrangement (ou pas), la première écoute de sa musique m’a surtout évoqué les vieux trucs de Sufjan Stevens et j’ai été tout de suite frappé par cette voix susurrée qui convoque une proximité assez rare en cette période de musique blockbuster.
« A la base, je jouais dans des formations collectives, souvent punk bruyantes. Il y a vraiment eu un déclic quand je me suis blessé et que je ne pouvais plus jouer de la basse. J’ai commencé à faire de la musique tout seul et cette couleur musicale s’est imposée comme une réaction. Je ne chante pas très fort car je ne suis pas chanteur. Mais je ne voulais pas non plus tomber dans l’écueil sexy, crooner, ça s’est fait de manière instinctive. » m’a-t-il expliqué quand on s’est appelé pour parler de son disque, une fois que je l’avais un peu digéré.
« Ma référence sur le disque, c’était des productions maisons, construites autour de la guitare. J’ai pas mal pensé à John Frusciante, qui laisse couler la musique sans chercher la perfection. Ce qui me gêne dans la chanson française, c’est souvent cette recherche de technicité instrumentale et surtout vocale qui peut être étouffante pour l’auditeur. Moi quand j’entends quelqu’un dire que je suis “chanteur”, j’ai toujours l’impression qu’il s’agit de quelqu’un d’autre. »
Si ce disque est chanté et en français, il s’éloigne avec un naturel déconcertant des clichés et fait un usage inventif des arrangements et beats de la production bedroom. Parfois simplissime (le hook de Tout est incroyable), la musique de Gatien est ultra accrocheuse et sans frime aucune. Elle touche au but le plus primaire de la pop music: chanter l’amour. Et ce, sans jamais conceptualiser à outrance ou faire la maline avec le format éculé de la love song. Surprise, c’est de cette façon que le jeune musicien parvient à en donner une occurrence nouvelle et fraîche comme un doo-wop.
« En 2020, j’ai fait une psychanalyse et ça m’a encouragé à aller vers un lâcher prise, à ne plus nécessairement vouloir tout contrôler. J’étais amoureux, je me suis dit “j’y vais un peu tête baissée, sans réfléchir”. Après il y a aussi cette petite voix en moi qui me dit “c’est gênant”, il y a une forme de schizophrénie entre celui qui chante et celui qui conçoit la musique. » m’a expliqué Gatien quand je l’ai interrogé sur la nature casse-gueule de ce disque en forme de lettre d’amour à sa moitié.
Avec Gimont (et ses faux airs de Californication revu par Michel Berger), le musicien rentre plus frontalement dans l’auto-fiction et la confession.
« A l’adolescence, j’ai grandi à la campagne dans le Sud-Ouest. Dans les bleds où j’ai vécu, il y avait un aspect très important de la famille, les grands parents vivaient souvent dans la maison voisine. Moi, en tant que gamin des villes parachuté à la campagne sans attaches particulières, j’étais un peu isolé. On a monté un groupe avec mon frère. C’est comme ça qu’on s’est construit à côté d’une certaine injonction à la normativité. Après, au moment du confinement, je suis allé m’installer à Gimont, dans le Gers . C’était un peu la douche froide alors que je fantasmais d’une manière différente ce retour à la campagne. J’étais totalement coupé du monde et j’ai commencé à me dire “si je me fais écraser par un camion, je ne veux pas être enterré à Gimont”. Mais cette façon qu’ont les lieux où on vit de nous façonner est centrale dans ma musique. «
Gatien rêve-t-il de devenir Clara Luciani ou Bertrand Belin la nuit? J’ai préféré ne pas lui demander et ne pas trop aller chercher les références convoquées sur son disque. L’amour phoque se suffit largement à lui-même et apparaît comme un refuge malin, profondément humain au sein de la pop français actuelle. C’est déjà un peu incroyable quand on y pense.
ADRIEN DURAND