Al Pacino & La Chasse: une autre virilité

 

A le voir défendre le nouveau film de Martin Scorsese, The Irishman, avec cette étrange chevelure qui semble faite de fils de nylon collés maladroitement sur le haut de son crâne dans un effort de défiance vis à vis du temps, on arriverait presque à oublier qu’Al Pacino a incarné pendant quatre décennies une figure masculine extrêmement séduisante et charismatique. Souvent réduit, à l’instar de son collègue de bureau Robert De Niro, à une des icônes de la méthode Actors’ Studio,  il a su proposer, au delà du côté parfois spectaculaire de son jeu, des versions très diverses de la virilité, parfois contrariées et très souvent troubles. 

Braqueur de banque amoureux d’une personne trans dans Un après midi de chien, gangster ultra cocky dans Scarface, quinqua au bout du rouleau envoûté par une jeune bisexuelle dans The Humbling (tiré du roman Le rabaissement de Philip Roth), ou  producteur amoureux d’un hologramme dans Simone, l’italo-américain navigue dans la plupart de ses rôles importants dans des zones complexes de la sexualité, auxquelles il semble s’abandonner avec panache. Le résultat étant la plupart du temps des performances impressionnantes, qui peuvent ici ou là éclipser complètement le propos premier du film.

En 1980, il endosse un de ses rôles les plus sulfureux dans Cruising (La Chasse en Français), réalisé par William Friedkin. Dès les premières minutes du film (que j’ai vu la première fois en VF), le ton est donné: “vous vous êtes déjà fait mettre par un homme?” lui demande un commissaire de police. Le jeune agent qu’il incarne est chargé d’infiltrer le milieu gay cuir et les bars BDSM New-Yorkais à la recherche d’un meurtrier qui sème les corps de jeunes éphèbes à la tombée de la nuit, dans des mises en scènes macabres. Comme souvent chez Friedkin, le film est ambigu et malsain. Le tournage dans le Meat Packing District fut troublé à l’époque par des activistes gays qui n’hésitèrent pas à saboter des journées entières de tournage en jouant de la flûte pendant les prises, fâchés de l’image réductrice donnée par le réalisateur de leur communauté. On se rappelle des incidents qui émaillèrent aussi le tournage de L’Exorciste, du même Friedkin, en 1973, notamment la blessure de Ellen Burstyn effrayée par des coups de feu réels tirés par le réalisateur. Le scandale et les rumeurs de malédiction ont souvent fait la publicité de ses films et il a toujours su naviguer avec malice entre adoration et détestation.

Dans Cruising, le personnage joué par Pacino finit par enfiler le costume un brin caricatural de la nuit hardcore (on comprend les crispations de certains) pour chasser dans des recoins et des couloirs noirs et humides, sans que l’on sache jamais s’il est le preux chevalier, le père fouettard ou un infiltré qui perd pied. C’est justement ce sentiment de perte, réelle et symbolique, qui est parfaitement représenté par la B.O. hétéroclite assemblée à la demande du réalisateur. Friedkin ne voulait pas inclure de disco dans son film, à la mode dans les clubs gays de l’époque, cherchant plutôt à créer un choc esthétique un peu malaisant. C’est en sortant dans les salle de concerts de Los Angeles qu’il eut l’idée d’habiller son film nocturne et sanglant de punk rock braillard et nihiliste. The Germs et son punk hardcore qui fait la course contre la mort côtoie donc le chat de gouttière Willy Deville et le funk ultra salace de Mutiny, groupe du batteur de Parliament et Funkadelic dont les basses slappées sonnent comme des coups de martinet sur les fesses. La nuit tous les chats sont gris? C’est ce que semble affirmer cette BO qui convoque aussi des climats horrifiques avec quelques pièces composées par Jack Nitzche (plus connu pour son travail sur Vol au dessus d’un nid de coucou) et le contrebassiste Barre Phillips.

Le punk californien, qui semble balafrer le film de Friedkin, évacue une énergie sexuelle et provocante, teintée de malaise et d’ambiguïté. Pacino, jamais dans l’excès ou la caricature, joue tout en retenue des scènes jusque boutistes qui tournent souvent autour de la question de son identité, sexuelle mais pas seulement. Il danse autour du pot de la virilité sans jamais totalement se dévoiler, alors qu’elle est sur-investie tout autour de lui, autant par ses collègues flics que par ses amants d’un soir, dont les corps sont pénétrés par des lames luisantes. C’est un exemple totalement réussi de rôle et de film qui nous laissent nous débrouiller avec les zones d’ombres qu’ils évoquent. 

Cruising a été redécouvert récemment (bien qu’il semble ne toujours pas faire l’unanimité) et sa B.O. a été luxueusement rééditée en 2018 par Waxworks. A vous de jouer. 

 

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