Poison Girls: un dildo dans l’anus du music business

« A dildo in the anus of the music business » , une citation de l’intéressée à propos de son groupe Poison Girls. 

Les déhanchés suggestifs d’Elvis Presley, les provocations des Sex Pistols, Marilyn Manson et son opération de la cage thoracique…tout l’imaginaire du rock’n roll repose sur cette pensée collective de la rébellion contre l’autorité parentale. Ce serait sûrement oublier que cette opposition à l’autorité a (presque) toujours été instrumentalisée par le business de la musique. La subversion, plus ou moins contrôlée par le marketing, fait vendre depuis l’après guerre et l’apparition de la pop, concomitante d’une évidente culture jeuniste. Peut-on faire du rock quand on est vieux? Peut-on devenir chanteuse punk passée la quarantaine? Et si la remise en question de l’ordre établi passait avant tout par un gigantesque foutage de gueule? C’est ce que semblait affirmer Poison Girls, groupe oublié de la scène punk anglaise, mené par une frontwoman pas comme les autres: Vi Subversa. 

Alors le punk rock originel était-il uniquement une affaire de jeunes mec pubères? La plupart des exemples semblent l’affirmer, que cela soit en Angleterre ou aux USA, où la majorité des musiciens montèrent les groupes qui comptèrent un peu avant la vingtaine (on accordera la médaille de la précocité aux frères McKaye, Ian montant Teen Idles à 17 ans, Alec chantant dans The Faith à 15 ans et celle de la maturité à Ian Dury qui fêta ses 35 ans en 1977 ). C’est probablement aussi un des facteurs qui expliquent les dérives virilistes de la musique punk et hardcore. Elles furent souvent remises en cause au cours des années par de nombreux acteurs de cette scène, dépités de se retrouver chaque soir à jouer devant des océans de testostérone, dont les nageurs avaient mis de côté sans ciller les discours politiques, tout affairés qu’ils étaient à se grimper dessus et mesurer la longueur de leurs crêtes.

Née en 1935 à Londres, Vi Subversa (Frances Sokolov de son vrai nom) grandit dans la capitale anglaise pendant la guerre. Elle part au début des années 1950 en Israël et assiste Nehemia Azaz, un céramiste (“célèbre” dit Internet) en quête de ses racines ashkénazes. De retour au Royaume Uni, elle s’installe à Brighton, et partage ses journées entre une activité de travailleuse social et le théâtre expérimental, dualité qui nourrira son premier groupe punk. Mère célibataire de deux enfants dont elle encourage la pratique musicale, elle se décide en 1976, la quarantaine passée (et alors que ces enfants montent leurs propres groupes punks), à créer Poison Girls avec son petit ami de l’époque Richard Famous à la guitare, rejoint par Lance D’Boyle (batterie), Bella Donna (basse) et Bernhardt Rebours (claviers). L’année suivante ( assez cruciale comme vous le savez puisque le punk naît “officiellement”, Elvis meurt et George Lucas sort La Guerre des Etoiles… tout un programme), le groupe quitte Brighton pour s’installer dans un squat dans la campagne anglaise, dans l’Essex. Pas loin d’un autre lieu auto-géré qui rentrera dans la légende, la Dial House du groupe Crass, formation fondatrice de l’anarcho punk mondial. 

Alors que Crass commence tout juste à s’organiser, Vi et ses Poison Girls offrent à leurs nouveaux voisins un visage déterminé et une culture de l’engagement politique paufinée par des années de militantisme féministe. 

Penny Rimbaud, membre de Crass et fondateur de Dial House raconte ainsi en 2016 sa rencontre avec la musicienne à The Independent:

“Vi ne parlait pas beaucoup de son passé. Elle avait un héritage socialiste qui semblait plus radical que tout ce qu’on trouvait alors dans ce pays. Elle était profondément anarchiste. Elle m’inspirait beaucoup. Elle avait une attitude très working-class ce qui la maintenait hors du mouvement féministe mainstream. C’était une personne très complexe. Et une poète incroyable.”

Les deux formations vont rapidement se rapprocher dans un élan collectiviste sincère et hors de tout calcul carriériste ou politique. C’est Penny Rimbaud qui produit le premier album des Poison Girls Hex en 1979. Réédité en 1981 par Crass Records (puis en 2014 dans la version que vous trouverez sur les plateformes de streaming), ce premier album est un ovni sur le fond et la forme. Musicalement, le disque (évidemment court) navigue entre punk minimal et cabaret noise. C’est la voix de Subversa qui joue les chefs d’orchestre ici, évoquant la rencontre de la langue râpeuse de Johnny Rotten et l’envoûtement de Marianne Faithfull (un blog utilise le terme “witchy” et il faut bien admettre que c’est assez à propos). Il y a un côté très brut dans la musique du groupe, une intensité et des relents dansants qu’on retrouvera ensuite dans la seconde vague du riot punk (chez Erase Errata ou sur les premiers Sleater Kinney). 

“Si j’avais une autre chance

Je voudrais revenir en homme

“Si j’avais une autre chance

Un coq et pas une poule (a cock and not a hen, vous l’avez?-ndr)

Je ne veux pas être comme ma mère, 

Coincée en retrait

Tombée dans l’oubli

En attendant les autres

Si j’avais une autre chance

Si j’avais une autre vie

Je me trouverais une femme

Si j’avais une autre vie

Pour s’occuper de moi jour et nuit”

Ces paroles, extraites de Old Tart, morceau inaugural de Hex contiennent toute la sève de la plume de Subversa. Abordée d’un point de vue personnel, cette possible crise de la quarantaine contient en filigrane la rage féministe et l’envie de mettre à bas un modèle patriarcal étouffant les femmes depuis des générations. Le politique et l’intime se mêle avec une malice poétique, décuplant la force de son message. Ideologically unsound est un autre morceau de bravoure qui aborde les inégalités hommes femmes dans le cadre amoureux et militant sur fond de spoken work kraut punk. 

Leur approche de la politique était très personnelle, la nôtre était sociale” raconte Rimbaud toujours à The Independant. Les destinées de Crass et Poison Girls se mêlent durant quelques années, les deux formations partageant près d’une centaine de concerts et un split EP. Quand Crass se retrouve à cours d’argent, c’est Subversa qui leur prête 8000 £ (provenant d’un héritage, les anarchistes sont plein de ressources). Rimbaud produit l’album suivant de Poison Girls,  Chappaquiddick Bridge, plus expérimental sur le plan sonore et aux sonorités moins punk dont les textes sont autant d’appel à la libération de la femme et au renoncement au joug domestique. On notera la présence de Other, petit tube de circus punk qui n’aurait pas dépareillé chez ESG. 

Le groupe cessera d’être actif en 1987, Subversa retrouvant le milieu du théâtre et de la performance. Elle décédera en 2016, laissant ici et là quelques hommages enfiévrés sur des blogs et une notice dans l’essai The Lost Women of Rock Music: Female Musicians of the Punk Era de Helen Reddington. Pourquoi la très charismatique Vi Subversa et sa vision radicale et moderne du féminisme punk ne sont-elles pas passées à la postérité? Il y a probablement plusieurs explications à cela. Son approche personnelle en est probablement une, là où celle de Crass était profondément collectiviste, drainant avec elle une utopie libertaire de groupe hors système, portée (il ne faut pas l’oublier) par une culture visuelle puissante (leur logo est un des plus iconiques du punk rock). Le refus de Poison Girls de se positionner politiquement clairement est aussi une autre hypothèse. Même si comme le raconte Rimbaud, quasiment l’intégralité des concerts joués par la double affiche Crass et Poison Girls étaient au bénéfice d’une cause ou d’une association, le groupe de Vi Subversa ne se revendiqua jamais clairement d’un courant de pensée. 

Dans les années 1980, l’engagement politique vital des années Thatcher fut récupéré par une vague de charity business dans la lignée du Live Aid par exemple. Les illusions anarchistes de changements sociétaux ne dépassèrent pas le cadre des subcultures qui les avaient cultivées. A l’image du mouvement rave, l’héritage anarcho punk de Crass et de ses compagnons se dilua peu à peu dans la musique populaire. Si  la Dial House existe toujours, et est en phase de devenir un lieu “officiel” reconnu par l’état, Crass a déçu de nombreux fans en intentant un procès à un site pirate qui avait mis ses albums en accès libre. Aujourd’hui, on peut découvrir la musique du groupe anglais sur Spotify. Aux côtés de celle de Poison Girls, un éphémère feu de paille mené par une poète tête brûlée dont la vision du monde reste brutale et à la force intacte. Vi Subversa était une anomalie fantastique et fut injustement laissée de côté au profit de formations qui incarnaient une rébellion plus en phase avec les canons sexuels et visuels de notre mémoire collective. Que cet oubli soit aujourd’hui réparé. 

ADRIEN DURAND

Si le sujet de l’anarcho punk vous intéresse, vous pouvez trouver de quoi vous sustenter dans “The Day The Country Died” de Ian Glasper. Il n’évoque pas directement Poison Girls, preuve que le groupe est vraiment resté hors radars.

Ce texte est initialement paru dans le numéro 7 du zine papier LE GOSPEL, disponible ici.

 

Article Précédent

PLAYLIST "12 flèches vaudou dans 2020" par Michaël Patin

Prochain article

Dans les yeux de celles qui ont filmé les années no wave

Récent