Figures diaboliques par excellence, les serial killers ont terrorisé le monde autant qu’ils ont nourri la fascination morbide des musiciens pour les marginaux détraqués manifestant leur haine de la société à travers les meurtres d’innocents. Par provocation ou désir de pointer du doigt certains dysfonctionnements d’un monde malade, beaucoup ont mis en musique les pires tueries du vingtième siècle, de paroles retraçant leur déroulement sordide au sample d’un détenu provocateur. Loin d’une posture moralisatrice visant à condamner des actes barbares, les groupes inspirés par les mascottes de l’horreur ne recherchent souvent qu’une simple esthétique de la violence répondant à celle de leur propre son. On peut arguer que s’inspirer est cautionner, que trouver de la beauté dans l’abjecte est inhumain mais on ne peut pas nier que les tueurs en série sont d’incroyables vecteurs de questionnements sociétaux et que leurs déviances – plus ou moins graves – reflètent certains troubles comportementaux nichés en chacun de nous, dormant paisiblement jusqu’à la perte de contrôle. Que ce soit à travers Marilyn Manson et ses spooky kids, Brujeria et ses références à Adolfo Constanzo ou Sonic Youth et son Death Valley ’69, les serial killers ne cessent d’inspirer le rock.
Parmi les groupes qui se sont emparés du sujet figure Pain Teens, duo diabolique formé au milieu des années 1980 à Houston par Scott Ayers et Bliss Blood. En dix ans de carrière pour six albums studio (et beaucoup de cassettes), ils font se rencontrer punk DIY ultra bruyant, noise rock et collages sonores assourdissants. Outre la musique en elle-même, chargée d’énergies maléfiques, les thèmes abordés par la charismatique chanteuse Bliss Blood confirment leur attrait pour le glauque. Pourtant, ils sont loin de prôner un nihilisme naïf, s’associant à un paria tueur pour appuyer leur mal être. « On pourrait mal interpréter mes intentions à propos de tous ces morceaux sur les meurtres et la mort. Ce qui m’intéresse vraiment, c’est d’arrêter toute cette violence à travers l’éducation et la compréhension. Je pense que ce pays va encore aller plus mal si personne ne se soucie pas plus de la protection de l’enfance. J’ai lu énormément de livres sur les meurtriers et leur psychologie. Pratiquement tous ces tueurs, comme Albert Fish, ont souffert de graves abus pendant leur propre enfance. Quand on juge ces tueurs, on oublie ces données et c’est une erreur », confiait Bliss Blood à Alternative Press en 1992.
Le terrible vampire de Brooklyn, Albert Fish, est le thème principal du quatrième album Stimulation Festival, collection de morceaux corrosifs naviguant entre riffs sludge noyés d’effets, samples indus’ et mélancolie goth, avec une reprise démoniaque de Wild World de The Birthday Party. Quelques années plus tôt, un autre serial killer est invoqué par le groupe sur l’album Born in Blood – le premier sorti sur le label de King Coffey, Trance Syndicate. Au verso d’un artwork représentant une femme bâillonnée, on retrouve l’image qui avait permis de prouver la culpabilité du sadique Ted Bundy lors de son procès : la marque de ses dents sur le corps d’une victime. Une tâche un peu floue qui pourrait passer pour l’agrandissement de n’importe quelle photo anodine si l’on ne connaît pas sa provenance macabre. Ce Born in Blood renferme autant de morceaux étourdissants et psychédéliques sur lesquels hocher la tête que d’expérimentations plus étranges comme Desu Evol Yaw, reprise de The Way Love Used to Be des Kinks où la voix est posée à l’envers sur une instrumentation à l’endroit. Un jeu de découpage et assemblage de boucles de bandes sonores dont le groupe texan raffole et qui crée une sorte de réalité distordue.
Même si la musique de Pain Teens est souvent structurée par des mélodies et des riffs parfois assez groovy, ils partagent plusieurs fois l’affiche avec la scène harsh noise américaine et japonaise, de Boredoms à KK Null de Zeni Geva. Les morceaux de Pain Teens semblent toujours frôler le chaos puis s’adoucir au contact de la voix de Bliss Blood, sorte de prêtresse des ténèbres qui se transforme en dominatrice SM lorsque sur scène elle s’amuse à fouetter un homme masqué de latex. Au début des années 1990, lorsqu’il est encore possible pour des groupes issus de différents horizons de musique extrême de tourner ensemble, Pain Teens embarque pour une série de concerts à travers les Etats-Unis avec Brutal Truth et Boredoms où se croiseront en vrac Anal Cunt, Jello Biafra, Henry Rollins et un hôtel hanté par une victime de Jeffrey Dahmer. En 2018, Bliss Blood revenait sur ce tourbillon de chair moite, cris stridents et tartines de viscères pour une interview croisée dans Decibel Magazine : « (…) c’était vraiment fun mais en tant que fille, je me sentais un peu… disons que le niveau de testostérone élevé était principalement ce qui intéressait le public et c’était difficile de l’atteindre. Je ne suis pas quelqu’un qui crie et j’avais toujours du mal à m’entendre à cause du volume assourdissant des amplis sur scène. C’est pour ça que j’en ai eu assez de jouer ce genre de musique : personne ne pouvait m’entendre ».
De retour de cette tournée, Scott Ayers et Bliss Blood se mettent au travail sur ce qui sera leur tout dernier album, Beast of Dreams, leur œuvre la plus cinématographique, s’éloignant de la noise agressive et turbulente de leurs débuts pour créer des atmosphères oniriques, embrumées par les vapeurs entêtantes d’un narguilé. Nue dans ses draps rouge sang, une cigarette agonisant dans un cendrier, Bliss Blood semble se réveiller d’un rêve étrange sur la pochette de l’album. C’est ce sommeil agité, plein d’images surréalistes, qui paraît surgir des morceaux, balades gothiques au bois de santal ou plages instrumentales où les percussions tribales rencontrent une panoplie d’instruments exotiques. On est loin de leur reprise de War Pigs enregistrée à l’arrache à la fin des ‘80s, ici la musique se fait plus voluptueuse et sensuelle sans pour autant perdre de son aura occulte. Le clip de l’obsessionnel Coral Kiss, sorti en 1995, réunit tous les codes esthétiques de l’époque, alternant plans de VHS glitchée, lumières bleues et roses et fonds satinés pour un trip horrifique où l’héroïne ensorcèle, les doigts sur le sitar. Si la chanteuse, en revenant sur cette période de sa vie, regrette qu’on ne l’entende pas assez, Beast of Dreams demeure le projet de Pain Teens où sa voix est la plus mise en valeur, traînante et fantomatique.
Aventureux, expérimentaux et férus de sonorités dépaysantes, Pain Teens ont fait surgir du chaos de la noise une lecture personnelle de la violence, insufflant un peu d’humanité dans les figures de tueurs figées dans le marbre, limant leur carapace pour excaver l’origine de leur mal-être. Martelant leurs instruments comme l’on s’acharnerait sur la chair d’une victime prise dans le clapier d’un prédateur, le duo texan semble nous susurrer à l’oreille que le démon n’est pas forcément celui que l’on croit.
ALICE BUTTERLIN
Ce texte est initialement paru dans le numéro 8 du zine papier LE GOSPEL, disponible ici.