Odd Future: « j’irai pisser sur le D.I.Y. »

Il n’y a probablement pas beaucoup de scène musicale aussi « Do It Yourself » (au sens propre du terme) que le rap. La mémoire populaire récente accolera souvent le DIY à des images de groupes de musiciens blancs criant dans des micros et copiant des cassettes à l’arrière d’une maison délabrée. Ceci s’explique probablement par les frontières poreuses entre démarche autogérée et éthique punk. Autrement dit, être DIY ce serait rester fauché (donc “vrai”) et ne pas vendre son âme au grand capital. Depuis le début du XXIème siècle, les choses sont devenues plus complexes et c’est là qu’elles deviennent intéressantes.  Les classes sociales, les esthétiques musicales et les positions dans le système économique s’entrechoquent par l’entremise de musiciens audacieux ayant un sens du business décomplexé qui s’appuie sur une approche auto-suffisante et une certaine mise à mort de l’industrie musicale. On redistribue les cartes?

Les publications papiers ressemblent désormais parfois à une vieille dodoche lancée dans un rallye contre la Tesla de l’actualité. C’est en tous cas le sentiment que j’ai ressenti quand j’ai vu les déclarations de Tyler The Creator reprises par un compte Instagram à l’été 2020 “J’ai attendu d’avoir 24 ans pour comprendre que je ne devais pas crier sur mes morceaux”. Alors que je m’étais imaginé, en travaillant sur ce numéro, retracer l’esthétique DIY de son collectif ô combien prescripteur Odd Future, ces mots m’ont fait repenser totalement l’angle de ce papier. Est-ce que cette envie de devenir une pop star remettait en cause l’apport de Odd Future et de son leader aux subcultures musicales et visuelles mondiales? Bien sûr que non. Au contraire, elle permettait de délimiter le nouveau territoire du DIY et d’en révéler certaines contradictions formelles, structurelles et économiques. 

SKATE OR DIE

Faut-il bouder son plaisir quand on voit une bande de gosses débarquer sans prévenir et ré-inventer le fil à couper le shit? Tout dépend de votre âge et votre degré d’aigreur vis à vis de la culture pop (ou “jeune”). Odd Future, en déboulant comme une remontée acide un lendemain de cuite en pleine réunion d’équipe, a clairement divisé le monde en deux entre 2007 (ses débuts) et 2010/2011 (son explosion). D’un côté, des kids ébahis qui attendaient de pied ferme des nouvelles idoles punk en phase avec l’époque et le rap roi pour faire peur à leurs profs et leurs parents. De l’autre, des adultes un peu amers qui regardaient avec défiance cette bande de skaters ratés de Los Angeles se jeter les uns sur les autres (papier type de l’anti Odd Future autour de 2010: “c’est une bande de débiles qui sautent à pieds joints dans le public”). 

Que l’on soit parano ou non, il y avait peu de choses à la fin des années 2000 qui pouvaient annoncer les succès (dans des proportions et styles différents) des membres les plus éminents du collectif: Tyler The Creator donc, Earl Sweatshirt, Frank Ocean ou The Internet (mené par Syd Tha Kid). Lancé comme un magazine par Tyler, Odd Future se mue rapidement en plateforme d’expression pour une bande de potes très hétérogènes rassemblés par un humour dérangeant et une culture musicale large et transversale, à mille lieux du vocabulaire classique du hip hop et du R’n’B de l’époque. 

En 2011, Tyler raconte ses années de lycée à Spin en ces termes:

“Je n’étais pas timide, j’étais tout le temps à fond. Personne ne comprenait mon sens de l’humour. J’étais un gamin skater noir. J’écoutais Good Charlotte et Kenny G et j’étais noir. Les autres gamins noirs de l’école m’évitaient. J’étais un leader seul, je pensais différemment des autres”

Si l’on doit les prémisses de Odd Future à d’autres membres du collectif plus ou moins permanents (Casey Veggies, Hodgy, Taco Bennett, sorte de mascotte qui réalisa pas mal de vidéos du crew), Tyler va apporter une direction artistique et une vision à long terme, clivante et fun, imprégnée à la fois de culture Internet et de détournements de la culture blanche bourgeoise américaine. Il dessine le fameux logo donut, crée l’anagramme OFWGKTA (Odd Future Wolf Gang Kill Them All) et markete son groupe comme une marque de skate avec un brin de fascination morbide qui ferait le lien entre le neo metal et les Beastie Boys. Coincé quelque part entre nihilisme bas de plafond à la Jackass, les images d’Epinal de l’adolescence torturée à la Larry Clark et coolitude streetwear, Odd Future invente dans une chambre de South Central le rap de demain: alternatif mais pas trop, glauque mais pas trop, viral et dangereux (mais pas trop vous l’aurez compris).

Ou, autrement dit par le principal intéressé sur le morceau Bastard: 

“Yo, fuck 2DopeBoyz and fuck Naw Right

And any other fuck-nigga-ass blog that can’t put an 18 year old nigga

Making his own fucking beats, covers, videos and all that shit

Fuck you post-Drake-ass cliche-jerking, LA-slauson rapping

Fuck-nigga-ass Hypebeast niggas, now back to the album.”

Avec ses deux premières Odd Future Tape, le collectif de L.A. ne réinvente pas la poudre certes, mais offre une musique qui fait le lien entre glauquitude indie (difficile de ne pas les considérer comme les enfants de MF Doom ou Necro) et hooks pop et surprenants. On pourrait assez facilement résumer le contenu de ces disques en une baseline du genre “Neptunes dans un film d’horreur pour ados” (essayez Bitches Brewin au hasard). Le tout illustré par des vidéos homemade tournées au caméscope qui tournent en dérision les enchaînements de figures de skaters, l’esthétique snuff movie et les confessions intimes sur les réseaux sociaux. En gros, la sainte Trinité de la culture YouTube, plateforme qui fait décoller Odd Future. Car, surprise, le carton est rapidement au rendez vous. Le Wolf Gang , pile en phase avec une époque où il est encore possible d’allier dégueuli, insultes homophobes et casquettes Supreme, est désormais sur toutes les lèvres.

MORRISSEY INTERNET

La plus grosse boulette (ou marque de fainéantise) des journalistes à l’époque des débuts d’Odd Future, aura probablement été de comparer le groupe au Wu Tang Clan. Une référence récurrente qui poussera Tyler à sortir le titre Yonkers, sorte d‘hymne boom bap dégénérée sur lequel il règle ses comptes avec la presse et, comme souvent, avec son père absent. Avec le recul, s’il y a une figure de la pop dont on peut rapprocher ce gamin provocateur, straight edge à l’orientation sexuelle floue, c’est plutôt de Morrissey. Capable comme le chanteur des Smiths de rassembler des hordes de fans derrière quelques punchlines et une détestation revendiquée du monde, le désormais boss d’Odd Future (au détriment du fondateur Hodgy, qui ne connaîtra pas le même succès public et ne manquera pas de faire passer son ancien pote pour un opportuniste) peut désormais se frayer un chemin vers les Grammy Awards, les collaborations avec Converse et les arenas. Ancien skater qui maniait les “fuck” et les “faggot” pour le plus grand plaisir de ses fans pubères, il peut désormais s’appuyer sur une crédibilité sans faille et adoucir peu à peu le propos. Le DIY c’était très bien pour sortir de sa crise d’ado. Désormais Odd Future est une marque de fringues et Tyler se rêve en nouveau Prince, réussissant un sacré coup de maître: il grandit avec son public tout en restant cool. Il devient le symbole d’une deuxième vague de la musique post-Internet qui en alliant esthétique/méthodes DIY et viralité ne peut plus viser qu’une seule chose: le succès commercial.

A LA CROISEE DES CHEMINS

On est en 2021, un D.A. gère la marque Odd Future et aucune reformation ne semble prévue, à juste titre. Pourquoi? Tout simplement parce qu’elle ne serait dans l’intérêt d’aucun représentant éminent du crew. Si on exclut The Internet (un des groupes les plus passionnants de la musique actuelle si vous voulez mon avis), qui a gardé dans une certaine mesure cette approche collective (qui soutient les carrières solos de ses membres Steve Lacy ou Syd), l’hydre à trois têtes d’Odd Future exprime une croisée des chemins typique de ce dont la culture Do It Yourself (au sens large du terme) a pu accoucher. 

Frank Ocean, membre discret d’Odd Future, fait son coming out en 2012 sur TumblR, plateforme de niche par excellence et provoque un profond changement de mentalités dans le rap et la société. Au cours des années, il fait de sa musique un produit rare, de luxe. Albums sortis au compte goutte, fanzine en édition limitée (revendu à prix d’or), ouverture de pop up stores ou d’une boîte de nuit queer à New York: la stratégie du chanteur est proche de celle des grandes enseignes de haute couture et ouvre une nouvelle voie dans la musique pop. A l’opposé des diktats de Daniel Ek, diabolique CEO de Spotify, Frank Ocean cultive une position d’esthète rare, presque reclus, débarrassé de son contrat en major et réussit le pari de faire chanter les gamins sur des chansons d’amour sans que personne ne se pose la question du destinataire. Les détracteurs qui taxaient Odd Future d’homophobie paraissent loin. Ocean, lui, est désormais quasiment sanctifié par le public et les médias. 

“Free Earl!”. C’est ce que chantaient les fans du crew en 2010. Alors qu’Odd Future est au centre de l’attention, le rappeur de 16 ans est introuvable. Et pour cause, sa mère l’a envoyé dans un centre thérapeutique pour ados à problèmes sur une île à Samoa (dans le Pacifique). On est loin des embrouilles de gangs et des images d’Ol’ Dirty Bastard faisant la queue à la banque alimentaire de New York. Tout un symbole. Surfant d’abord sur la vague Odd Future, le jeune Earl s’enfonce un peu plus dans la noirceur et sort coup sur coup deux albums claustrophobes et pessimistes, Doris et I Don’t Like Shit, I Don’t Go Outside, qui en font un chouchou de la presse US.  Fils du poète et militant sud-africain Keorapetse William Kgositsile, dont l’engagement l’aura détourné de sa famille, Earl affronte son héritage et le deuil de son père sur le bien nommé Some Rap Songs. Sous l’influence d’une nouvelle scène post adolescente expérimentale (qui gravite autour du rappeur new-yorkais MIKE), Earl désosse sa musique à l’extrême et adopte une vision totalement décroissante qui intellectualise son aridité à l’extrême. Une vision d’ascète qui ne se défait pas totalement de son sens de l’humour mais qui revient à une approche DIY, dénuée de la com’ tape à l’oeil d’Odd Future. Il y a quelques mois, il s’exprimait lors d’une masterclass au MOCA (musée de Los Angeles) aux côtés de sa mère. Une forme de réconciliation. Ou de passage à l’âge adulte.

Tyler the Creator, lui, choisit sa propre voie, qui semblait toute tracée, quand on regarde sa discographie avec un peu de recul. Frustré de ne pas passer en radio, il s’invente un personnage de pop star un peu loufoque (MAIS PAS TROP vous l’aurez compris, « wink wink ») avec son dernier album IGOR. Il sort finalement grand gagnant de ces années post Odd Future, remporte un Grammy Awards (qu’il va chercher lui aussi avec sa maman) et remet l’industrie face à ses préjugés racistes en affirmant lors de la cérémonie: “Je n’aime pas cette catégorie “urbaine”, c’est juste une façon d’utiliser le N-word pour moi”. Il a réussi à sa façon à inventer une pop star sombre et acide, drolatique et parfois cryptique (“j’ai fait mon coming out ce matin mais personne ne m’a cru”). Les hooks de piano, les influences indie, et les vocalises irrésistibles de Flower Boy ou IGOR étaient déjà présentes en filigrane dans les morceaux de Bastard ou Goblin. Alors peut-on faire de Tyler et Odd Future des symboles de ce qu’est devenu la culture DIY dans les années 2010? Oui, probablement de la même façon que la culture skate et le streetwear autrefois cantonnés aux happy fews de l’underground sont rentrés dans le domaine public. Quant à savoir si c’est une bonne ou une mauvaise chose, je vous laisse juge, selon votre âge et votre degré d’aigreur. J’avoue que parfois, les donuts, le vomi et les jurons d’Odd Future me manquent un peu. 

ADRIEN DURAND

Ce texte est initialement paru dans le numéro 7 du zine papier LE GOSPEL, disponible ici.

 

 

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