L’ocelle mare: « dès qu’il y a une résurgence d’une forme existante, je le vis très mal »

En octobre 2021, j’ai passé une semaine en résidence au Confort Moderne à Poitiers. Pendant que j’écrivais, Thomas Bonvalet préparait un live de son projet l’ocelle Mare à jouer dans le noir complet. Chaque matin, on échangeait sur l’avancée de nos travaux respectifs avant de retourner, lui dans la pénombre et moi dans ma petite chambre. J’avais croisé Thomas plusieurs fois au moment où il lançait son projet solo après le split de Cheval de Frise. J’ai abordé cette interview forcément un peu différemment des contextes de promo habituels, puisqu’on a pas mal discuté pendant la semaine. Son concert dans le noir fut une expérience assez incroyable, Thomas actionnant différents dispositifs instrumentaux et sonores tout autour du public dans ce qui m’a évoqué une forme de sommeil paradoxal. ‘Sans Chemin’, son disque le plus récent, est un objet musical fascinant qui parvient à défricher des terrains vierges tout en ruptures et textures. Thomas Bonvalet annonçait récemment une pause dans ses activités musicales à cause de ses problèmes de santé. Cet entretien prend donc forcément une autre dimension. 

 

A quel moment as-tu commencé à réfléchir à ce nouveau disque?

Pour la première fois, j’ai eu tout de suite besoin de me plonger dans l’enregistrement. Même si j’avais très peu de matières, je suis allé en studio une première fois. J’y suis retourné ensuite avec d’autres gens . J’ai fait différentes versions à partir des mêmes thèmes et j’ai conservé ça sur mon disque. Il y a des morceaux qui apparaissent et disparaissent. Ce n’était pas prémédité. Je voulais agir vite. Quelques temps après le précédent disque, je suis rentré d’une longue tournée avec des problèmes auditifs et j’ai senti qu’il allait falloir remettre des choses en question. Pour jouer mon ancien set qui était beaucoup plus percussif et où j’étais immergé dans le son, je devais porter beaucoup de protections. Je n’y prenais plus de plaisir. Le seul instrument que je supportais au quotidien c’était la guitare électrique débranchée. Je suis revenu à l’instrument par ce biais là. J’ai développé une forme d’amplification adaptée à ma nouvelle condition avec des petites enceintes bluetooth

 

 A ce stade de ta carrière, comment équilibres-tu l’écriture et les dispositifs?

Il n’y a pas vraiment d’écriture chez moi. Les dispositifs prédéterminent plein de choses. Je suis dans quelque chose de primitif. Je pars vraiment d’outils, d’objets. Je cherche à me mettre dans une situation de surprise, de détournement. Après, ma musique est assez classique d’une certaine façon: il y a des harmonies, des mises en tensions, des pulsations. Il y a des formats pop en quelque sorte tout en étant très éloigné de la chanson. 

Les titres des morceaux qui évoquent les objets avec lesquels ils sont enregistrés sont très ancrés dans le réel (Guitare, Scotch de peintre, Noise Gate, Tambourins, Piano Ouvert)…

La musique en elle-même n’évoque rien, ne dit rien. C’est une forme de mise à distance. J’ai une approche très émotionnelle, très nerveuse. La musique est un régulateur pour moi. J’ai un certain dégoût pour les formes musicales trop chargées sur le plan émotionnel. Je cherche des titres qui peuvent libérer ce que moi j’ai pu mettre sur le plan émotionnel dans les titres. Je n’ai pas envie d’orienter l’écoute vers une émotion, une angoisse ou une douleur particulière. 

 

Comment s’est forgé ton rapport à la musique?

C’est une succession de petits chocs qui ont défini mon identité. J’ai eu des groupes fétiches mais je n’ai jamais pu recréer les contextes qui les ont vu naître. Si j’étais fasciné par le noise rock américain par exemple, je n’habitais pas dans le Middle West dans les années 1990 donc ça ne servait à rien d’imiter les groupes de ce style là. A partir de ce constat, ça dérape forcément. 

Tu penses être un produit musical du contexte où tu as grandi?

J’ai grandi dans une toute petite ville à la campagne. J’ai converti mes copains d’enfance et nous avons monté un premier groupe mais les gens n’étaient pas autant plongés dans la musique que moi. J’ai commencé avec une basse fretless pour gaucher. Je voulais une basse pour mes 16 ans et mes parents m’ont emmené dans un magasin d’occasion. Je n’avais aucune idée qu’il y avait des fret ou pas. Donc forcément, jouer du punk hardcore avec une basse comme ça crée une musique, ça change des choses. 

 

Comment navigues-tu entre des expériences collaboratives et des projets solos?

Je fais de la musique seul depuis une quinzaine d’années. Avant ça, j’ai joué longtemps dans Cheval de Frise et quand j’étais présent sur Bordeaux, je jouais avec Radikal Satan ou des choses plus éphémères. Le solo correspondait à un moment de ma vie où j’étais en rupture avec beaucoup de choses. Je n’étais pas à l’aise avec le contexte où je jouais de la musique. Quand on a commencé avec Cheval de Frise, il n’y avait pas beaucoup de propositions dans le style que l’on faisait. J’ai toujours été à l’aise dans des petits territoires que je définissais, à distance de situations de tension. Quand ce qui justifie ton existence, c’est la recherche d’excellence ou de surpasser les autres, ça ne me convient pas. Même si tu n’es pas dans un esprit de compétition, les autres groupes, le public t’y entraînent. Et chez moi, ça crée une véritable anxiété sociale. J’ai besoin de faire les choses à mon rythme. A cette époque, il y a beaucoup de duos qui sont apparus, plein de projets math rock, on nous mettait sans cesse en comparaison. Il y avait aussi un côté très spectaculaire dans lequel je ne me reconnaissais pas. Je voulais suggérer autre chose, jouer sur les couleurs, les climats, les dynamiques, même si c’était du post hardcore. 

Vous étiez considérés comme un groupe pionnier.

Oui, mais ça me stressait beaucoup. Et puis pour d’autres raisons plus personnelles, j’avais besoin d’être autonome. Aux alentours de 2005, j’ai quitté Bordeaux et je n’avais plus trop d’endroits où vivre. Je suis parti en tournée assez vite en solo, aux Etats-Unis pour une période un peu indéterminée. Mes amis de Deerhoof m’avaient invité en première partie de leur tournée sur la côte Est. J’avais fait seulement deux ou trois concerts en France avant. Je me suis retrouvé à jouer à l’ouverture des portes dans des salles de 800 places. Ce projet était un petit véhicule pour faire table rase. Mais c’était difficile car même si j’allais vers quelque chose de plus ascétique, je continuais de jouer dans ce contexte rock. Mais ça m’a donné une impulsion première et les choses se sont ensuite déployées par elles-mêmes. 

Tu as trouvé violent de jouer ta musique dans ce contexte, avec le recul?

Oui énormément. J’ai toujours eu du mal à me produire en public. Mais là ça a pris une dimension encore plus grande dans une forme d’anxiété sociale. Je n’étais pas capable de jouer mes morceaux de manière sereine. Mais j’ai eu besoin de ça pour ouvrir un nouveau passage. 

Tu as gardé cette tension sur le nouveau disque?

Cet album est très lié à mes problèmes hyperacousiques. Et paradoxalement, il contient beaucoup de sons difficiles à supporter pour moi, des choses très aiguës, qui frisent le tympan. Mais je ne sais pas pourquoi je fais ça, il y a des choses qui m’échappent. Est-ce que c’est une volonté de soigner le mal par le mal? Je ne sais pas, peut-être. 

L’autre matin, tu me disais ne plus écouter de musique.

Pendant des années, je ne me suis plus senti guitariste, j’ai laissé l’instrument de côté. Mais là, j’en ai joué beaucoup, j’ai retrouvé du plaisir. C’est beaucoup lié à mes problèmes d’hyperacousie. Quand je dois écouter les mixes de mes morceaux, ça me fait mal, je n’y prends pas de plaisir. Donc, j’ai plutôt envie de silence. Plus jeune, j’ai toujours aimé les surcharges d’aigus, comme dans le black metal par exemple. J’écoute encore quelques vieux Burzum avec plaisir. Les choses qui m’ont plu récemment sont plutôt dans la musique électronique, alors que je m’en suis toujours tenu éloigné. J’aime bien Lorenzo Senni par exemple. 

Tu es inspiré par d’autres formes artistiques? 

Je me suis beaucoup nourri de sons, en cherchant toujours des zones d’excitation dans des formes novatrices. Plus jeune, j’aimais beaucoup le cinéma de genre. J’allais dans les vidéo-clubs et je louais plein de films d’horreur. Mais j’ai fini par éprouver un peu de dégoût. Dans l’épouvante, il y a beaucoup de formules, de procédés qui amènent à l’effroi et j’ai fini par m’en désintéresser. Ce sont des produits avec des dispositifs, une forme de quête d’efficacité. Alors qu’à une époque, le cinéma de genre était dans une forme d’expérimentation. Même les premiers Star Wars ont ce côté expérimental, les mecs défrichaient. Dans certains films d’horreur, il y a aussi une forme de poésie. Je pense à ceux de Dario Argento par exemple, avec ses surgissements de musique. 

La mise en référence ne t’intéresse pas?

Non pas du tout, je dirais même que je la fuis. Dès qu’il y a une résurgence d’une forme existante, je le vis très mal. Mais c’est épuisant aussi pour moi, d’être dans cette quête et cette tension permanente. En grandissant, j’aimais les formes artistiques en mouvement. Je suis devenu accro à la rupture. J’ai besoin de cette rupture permanente, sinon je n’ai pas de moteur, je suis dans un esprit dépressif et je me dis “à quoi bon…”. 

Tu trouves ça problématique?

Oui, car je ne suis jamais dans des choses acquises ou rassurantes. Mes disques ou mes concerts sont seulement des témoignages. Mais quand je ne joue pas de musique, je ne me sens plus musicien. Je me sens vide et désemparé. Peut-être un peu illégitime, car je suis autodidacte. Quand les gens me demandent ce que je fais dans mon village, je me sens mal à l’aise. Pourtant, ça fait 20 ans que je vis de ma musique. Pendant longtemps, ce qui me structurait en dehors de la musique, c’était la vie de famille que j’avais en Espagne. Je faisais beaucoup de skate aussi par exemple. Mais la priorité désormais c’est de rééduquer mes oreilles et prendre soin de ma santé. Reprendre du plaisir avec les sons et voir ce que ça va impliquer sur le plan créatif. 

ADRIEN DURAND

Photo: Agence Culturelle Départementale Périgord/Dordogne. 

Cette interview est parue initialement dans le numéro 10 du zine Le Gospel. 

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