Et Deux Filles inventèrent l’ambient sous LSD

Deux jeunes filles fixent l’objectif, regard mutin, avachies au bord d’un lit que l’on devine se trouver dans une chambre d’adolescente. Coiffures victoriennes et nœuds dans les cheveux, chemises bouffantes et châle à sequins, ces héroïnes discrètes semblent tout droit sorties d’un conte merveilleux ou d’un roman des sœurs Brontë. Le grain de leur peau se confondant avec celui de la pellicule, la photo en noir et blanc du disque Silence & Wisdom, sorti en 1982, transpire le romantisme gothique et fait planer le mystère sur ces musiciennes qui se font appeler tout simplement « Deux Filles ». Pour appâter l’auditeur en quête d’évasion, leur histoire finement étayée frôle l’absurde. Les adolescentes Gemini Forque et Claudine Coule se rencontrent lors d’un pèlerinage à Lourdes, voyage qui sera marqué par plusieurs tragédies dont elles ne ressortiront pas indemnes. La mère de Gemini meurt d’une maladie incurable des poumons, celle de Claudine se fait assassiner et son père finit paralysé après un grave accident de voiture. Rapprochées par le vide abyssal du deuil, les deux fillettes décident d’exorciser leur mal être par la musique, enregistrant deux albums avant de disparaître mystérieusement en 1984 à Alger, sans laisser un seul de leurs rubans derrière elles. C’est ébloui par cette histoire romanesque que l’on plonge dans leur premier album, alternant douceur rose layette, mélodies enchantées et ambiances obscures. Comme des bouts de rêves inachevés, la nébuleuse Silence & Wisdom emmène l’auditeur dans de petits territoires nichés dans la tête de ces deux filles dérangées. Sauf que ces demoiselles n’existent pas. Elles ne sont que le fruit de l’imagination de deux hommes d’âge mûr, qui inventent un scénario de toute pièce pour étoffer leurs compositions oniriques. Poudrés et costumés, ils se glissent dans la peau d’adolescentes fictives le temps d’un projet, avec l’innocence enfantine comme moteur de création. 

Simon Fisher Turner et Colin Lloyd Tucker se rencontrent dans les locaux de Cherry Red Records à Londres, unis par une certaine excentricité et une sensibilité pour l’humour poétique d’Ivor Cutler, les films Disney et la série pour enfant The Clangers, diffusée en Angleterre dans les années 1970, où des souris extraterrestres en laine rose sont filmées en stop-motion (et qui constitue, avec Bagpuss entre autres, l’essence des programmes télévisés délicieusement étranges et bricolés offerts aux petits Anglais d’antan). Simon Fisher Turner est un ancien enfant star, aperçu dans des séries TV et au cinéma avant de sortir son premier album à dix-neuf ans, poussé par un producteur voulant faire de lui une égérie adolescente au même titre que David Cassidy et sa pop à l’eau de rose. Colin Lloyd Tucker lui, fait ses premiers pas chez De Wolfe (première entreprise de library music au monde) dans les ‘70s, produisant des centaines de morceaux destinés à l’habillage sonore et se faisant maître dans l’art de manipuler et couper les bandes avant l’ère numérique. C’est dans les bureaux de De Wolfe, à Soho, qu’il rencontre Matt Johnson de The The (son collègue à l’époque), qui lui présentera à son tour Simon Fisher Turner, un de ses musiciens de scène. Avant de former le duo Deux Filles, Lloyd Tucker produit le premier album de Matt Johnson, Spirits, qui ne voit jamais le jour et participe à quelques projets pré-The The comme The Gadgets et Plain Characters. Il est donc au cœur d’une certaine scène avant-gardiste londonienne, empruntant volontiers quelques ouvrages expérimentaux de sa librairie de sons développée la journée. On retrouve d’ailleurs un sample de De Wolfe, Mortifying Loop , sur Silence & Wisdom.  

Ce premier album d’ambient sous LSD réunit les effets sensoriels du sound design expérimental et les codes de la B.O de film de genre, menant l’auditeur dans un train fantôme vers un pays imaginaire. Émulant les sons d’une envolée d’oiseaux, de bulles qui éclatent sur un rocher, d’un cour d’eau où vient scintiller le soleil, de ronronnements de chats, les synthétiseurs créent un bestiaire électronique, plantant un décor qui se révèle au fil de l’écoute. La face A, intitulée Boy side , débute par une ballade à la guitare, post-rock paisible rehaussé de quelques notes de synthé clignotantes. Avec ses chœurs d’enfants résonnant au loin, couverts par une ritournelle de cordes frottées et une voix de femme ténébreuse récitant d’obscures paroles dans un français inventé, L’Intrigue prend la forme d’une musique sacrée qui aurait noirci dans d’épaisses brumes profanes. Un appel de Dieu étouffé par des rites secrets, émanant d’un petit coin de forêt ou d’une plage abandonnée. Drinking at a stream marque une pause enchantée où la musique se construit autour du silence, ponctuant le vide de gouttelettes d’eau dégoulinant d’une guitare noyée d’effets. La mélodie flotte, se répand en trainées avant que quelques secondes d’un drone grondant ne mettent fin à la récréation, comme la sonnerie tant redoutée des écoliers. Tout dans Silence & Wisdom raconte une histoire, bien plus imagée que d’autres disques d’ambient qui laissent à l’auditeur écrire la sienne. A travers des chemins bordés d’arbres fruitiers, des collines couleur de chlorophylle, des étendues de sable et un bar perdu au milieu de nulle part où grésille un poste de radio, on suit l’épopée étrange imaginée par deux filles rêveuses qui voyagent au gré des gazouillis de leurs instruments. 

La face B Girl Side  est encore plus riche en collages sonores, enveloppant les morceaux d’un parfum moyen-oriental où l’on croit déceler guimbarde, cithare et flûte, accompagnés d’une espèce de mantra qui s’évanouit avant de réapparaître en clôture d’album, comme pour appeler à une messe joyeuse. Telle une Alice qui s’engouffre dans le terrier du lapin, on croit tomber la tête la première dans un monde parallèle où rien n’a vraiment de sens quand résonnent les premières notes de l’hypnotisant She Slides. Quelques éléments perturbateurs provoquent des sueurs froides. Une marionnette articulée que l’on rembobine, répète inlassablement la même phrase, d’une voix si aiguë qu’elle en devient maléfique. Un bout de xylophone, des rires d’enfants, une berceuse, font frissonner plus qu’ils n’apaisent. Puis c’est une voix sépulcrale qui s’élève, calme et froide, décrivant des cadavres glacés, vieux parcs solitaires, ombres de passage et réflexions sur la mort. Les deux filles tirent les ficelles d’un album à l’image de leur bipolarité, frôlant le sordide tout en conservant une beauté bucolique, patchwork de vignettes fantomatiques. 

Quelle couleur aurait eu Silence & Wisdom s’il avait été écrit par deux adultes ? Le travestissement en adolescentes a-t-il permis un meilleur abandon à la naïveté, au tâtonnement sans crainte de l’échec ? Se produisant sur scène lors de quelques concerts, le duo londonien ne quitte ni ses robes ni ses perruques, comme si la musique n’existait pas sans Gemini et Claudine. Se laisser guider par autre chose que son ego, laisser parler une voix étrangère à la sienne permet alors d’extraire une musique qui va au-delà du dépassement de soi. C’est se faire traverser par une âme imaginaire, la laisser prendre le relai et sentir simplement un souffle créatif inconnu guider ses choix. Les explications de Simon Fisher Turner et Colin Lloyd Tucker, plus terre à terre, évoquent la création de leurs personnages comme un moyen de faire accepter cette musique plus douce, calme et contemplative. On se demande alors si on écoute la musique différemment selon qu’elle ait été réalisée par une femme ou un homme, un jeune ou un vieux, un crapaud ou une mouche. En tout cas, sans la folle histoire des deux filles fictives, réel point de départ de la composition de l’album, Silence & Wisdom aurait sans doute perdu une partie de son charme. Il y a quelque chose de mystique aussi dans la création adolescente, quelque chose d’intouchable. Son imperfection est facilement bouleversante, sa naïveté fascine et rend jaloux les adultes qui n’auront plus jamais ce luxe sans le provoquer par une machination de l’esprit. Le génie se trouve souvent dans la jeunesse, capsule temporelle où éclate une énergie encore vierge du dégoût de l’expérience humaine. Et les deux âmes-enfants derrière Deux Filles, calfeutrés dans leur studio d’enregistrement, ont quitté un instant leur condition physique, leurs corps entièrement développés, pour contrer les obstacles à leur créativité sans borne. 

Silence & Wisdom n’est pas la seule œuvre du duo, qui sort l’album Double Happiness un an plus tard, en 1983, sur LTM Recordings (tous deux réédités par Dark Entries) et revient en 2016 à la surprise générale avec Space & Time. Trente-trois ans se sont écoulés depuis les dernières aventures de Gemini Forque et Claudine Coule mais comme tout personnage de fiction, elles n’ont pas pris la moindre ride et reprennent l’histoire exactement là où elles s’étaient arrêtées. Et ça continue ! Occupant visiblement une grande place dans le cœur de Simon Fisher Turner – aujourd’hui un compositeur reconnu dans le cinéma entre autres – et Colin Lloyd Tucker, les héroïnes sont une nouvelle fois de retour pour emplir l’espace de leurs compositions excentriques. Shadow Farming, prévu pour une sortie en mai sur Glass Modern, a peu de chances de décevoir les fans de leurs précédents projets puisque, comme de bonnes marionnettes prenant la poussière au fond d’un coffre à jouets, sans égo ni désir d’évolution, les deux filles seront toujours là où on les a laissées. 

ALICE BUTTERLIN

Ce texte est initialement paru dans le numéro 8 du zine papier LE GOSPEL, disponible ici.

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