Dans les chambres noires de Paul Schrader

 

Le cinéma et le parcours de Paul Schrader m’ont énormément touché et influencé, dans leur manière d’être intrinsèquement liés, d’explorer des obsessions et de chercher d’une manière ou d’une autre à se guérir du monde. Un artiste et personnage public totalement à rebours des usages contemporains, revenu de tout, à la manière des personnages qu’il écrit, mais qui, à la différence de la plupart de ces derniers, est toujours debout . Sa récente trilogie de la rédemption (First Reformed, The Card Counter et Master Gardener) ont même révélé -au sens presque religieux du terme que le réalisateur américain est en train de vivre une de ses périodes les plus riches et passionnantes. Sorti il y a quelques semaines, l’essai critique de Jérôme D’Estais, Les Chambres Noires de Paul Schrader (Marest) regarde la filmographie de l’Américain par la lunette de l’espace mythifié et domestique de la chambre, donc, une idée particulièrement adapté à son cinéma obsessionnel, traversé d’enfermements et de libérations, d’auto-récit et de quête de transcendance. L’occasion d’envoyer à D’Estais quelques questions par mail pour évoquer tout ça…

 

Quelle place occupe Paul Schrader dans ton parcours cinéphile/esthétique? 

Il ne faisait pas partie de mes cinéastes de chevet. J’ai presque envie d’ajouter « bien au contraire », puisque c’est un cinéaste que j’ai découvert jeune et sur lequel je me suis trompé. Je pense, par exemple, à des films comme Hardcore dont la morale me gênait ou American Gigolo qui m’a longtemps laissé indifférent et que j’ai largement réévalué aujourd’hui. Pareil pour des films sous-estimés comme The Comfort of strangers, Patty Hearst ou Light Sleeper. Vivant à Berlin, j’ai eu la chance que des films comme The Walker ou Autofocus sortent dans les salles en leur temps, ce qui n’a pas été le cas en France. Donc je n’ai jamais perdu Schrader de vue. Comme tout le monde, j’aimais Mishima et Affliction,  personnellement La Féline aussi, beaucoup, que j’ai toujours défendu face aux afficionados de Tourneur qui se trompaient sur le sens du mot remake car ce sont deux films qui ont très peu à voir l’un avec l’autre…  Et puis sont arrivés  First Reformed  et The Card Counter  et j’ai eu envie de revisiter toute sa filmographie. J’aimerais ajouter, pour ma défense, que Hardcore, par exemple, est un film avec lequel Schrader a aussi ses problèmes…

Ce nouveau livre est centré sur l’espace de la chambre, peux-tu nous en dire plus et expliquer ce qui t’intéressait dans cet angle?

Tout commence dans une chambre chez Schrader, par un personnage qui y est calfeutré, prisonnier de ses démons, et finit par une sorte de libération, dans une autre pièce, souvent derrière la vitre d’un parloir, en prison paradoxalement, scène que Schrader a empruntée au Pickpocket de Bresson, littéralement citée et démultipliée à l’infini. La matrice de la pièce tout au long du parcours du personnage, passant successivement du Jardin d’Eden au paysage d’un pays dévasté, m’a alors paru limpide.

 

Schrader a longtemps été réduit à son rôle de scénariste de « Taxi Driver », peux-tu nous parler de la place de ce film dans son parcours et donner ta vision de l’importance de ce film? 

C’est, pour moi, autant l’œuvre de Schrader que de Scorsese, même s’il a relégué, de fait, Schrader dans ce rôle de « scénariste de Taxi Driver », voire « de Scorsese », alors qu’il n’a collaboré que de manière partielle et épisodique aux scénarios de Raging Bull, de La Dernière Tentation du Christ ou de Bringing Out the Dead. Le personnage de Travis Bickle a synthétisé leurs obsessions personnelles et respectives, fait se rencontrer la vision du monde, de l’existence et de la violence de ces deux cousins, catholique et protestant.  Ce qui est amusant, c’est que Travis, le voyage de ses obsessions nocturnes, sa chambre, une fois encore, que Schrader va s’évertuer, tout au long de ses films, à dépouiller de plus en plus pour la draper de blanc dans The Card Counter, un peu comme la violence, voire comme son style cinématographique, demeurera  le modèle et le décor  des films de Schrader, bien  plus que ceux de Scorsese.

Dans ton livre, tu évoques assez peu  la biographie du réalisateur. Quel est pour toi l’événement un peu fondateur du réalisateur? 

J’essaie toujours de partager une vision personnelle de l’œuvre d’une ou d’un cinéaste. Et le côté biographique m’intéresse assez peu, en fait. Je pense, dans le cas de Schrader, et en général, que l’œuvre parle d’elle-même. A partir de là, on peut créer des ponts. Chez Schrader, son cinéma recrée un monde personnel et claustrophobe, inspiré de sa vie, de son éducation calviniste rigoriste, que je raconte,  et qu’il ne cesse, dans ses films, de rejouer, que ce soit à travers le film sur le père (Hardcore), sur la mère (Light of Day), voire sur son frère (Affliction). Je pense que l’élément fondateur, pour lui, c’est la découverte tardive, et successive, comme une illumination, des Communiants de Bergman qui lient, pour la première fois pour lui, religion et cinéma et le Pickpocket de Bresson, la matrice de son cinéma.

 

Schrader occupe une place bien à lui par rapport à l’industrie ciné américaine. Penses-tu qu’un jeune cinéaste d’aujourd’hui pourrait avoir le même positionnement sans son bagage? 

Une place bien à part mais très marginale tout de même. Qu’on pense à la manière dont Master Gardener est sorti, ici ou ailleurs, en plein été et dans une indifférence quasi-générale… Si on regarde l’affreux mais hélas incontournable oxymètre que sont les Oscars dans l’industrie cinématographique, on s’aperçoit qu’il n’a été nommé qu’une fois dans toute sa carrière, et ce, comme scénariste pour First Reformed. Mais il continue à tourner, ne renâcle pas à aller chercher des financiers à l’étranger… Dans mon livre, je cite Assayas qui le qualifie de « plus illustre des cinéastes sous-estimés ». Pour ma part, je parle d’un des derniers Maverick… Pour les héritiers éventuels, je ne vois pas, là.

La trilogie des trois films de rédemption de Schrader semble raconter la même histoire. Certains critiques reprochent notamment à Master Gardener d’être trop auto-référentiel. Comment vois-tu ce trio de films de ton côté?

Le film a été « vendu » de manière intelligente comme celui qui viendrait clore une trilogie. Et c’est pertinent. Mais remis dans le grand « tout » de l’œuvre schraderienne, l’histoire est la même, les motifs, le personnage aussi, au-delà de la trilogie. La différence c’est qu’au bout, cette fois, il y a l’espoir, que le Jardin d’Eden n’est plus derrière, mais devant. Les références, elles, font le cinéma de Schrader, lui qui ne cesse de creuser les mêmes obsessions, de rejouer les mêmes motifs jusqu’à l’épuisement, tout en retravaillant, depuis ses débuts, au sein de ses films, les récits racontés par d’autres, Bresson, on l’a dit, mais aussi Ford et La Prisonnière du désert, Hitchcock et Vertigo, Bertolucci et Le Conformiste

Quel est ton film préféré de Schrader et ce qui t’y touche plus particulièrement ?

J’aime énormément The Comfort of strangers dans lequel je trouve que l’univers de Schrader et de Pinter se marient à la perfection. Je pense sinon que Mishima est important, non seulement dans l’Histoire du biopic, une borne majeure et peut-être jamais égalée,  mais aussi pour comprendre l’œuvre de Schrader qui, s’étant littéralement identifié à l’écrivain, et a tout mis dans ce film.

Un projet de livre (ou autre) en cours dont tu as envie de parler?

Beaucoup de choses et rien de précis, si ce n’est un livre que je suis en train de terminer, autour de la littérature et pas du cinéma. Un scénario pour un cinéaste en difficile cours de financement. Et une envie d’un travail collectif avec un groupe d’amis, auteurs et cinéastes, pour enfin sortir de cette chambre, dans laquelle je suis cloîtré, seul, depuis maintenant quinze livres…

 

Propos recueillis par Adrien Durand . 

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