Brigitte Fontaine & Areski Belkacem: Vous Et Nous

©Ned Burgess

« Ah non, toi, jamais[m1] . » C’est le début des années 70, Comme à la radio vient de déchirer le rideau entre pop et avant-garde. Dans les loges d’un concert avec l’Art Ensemble Of Chicago, Brigitte éconduit Areski. Lui maintient qu’il la draguait pour blaguer. C’était une mauvaise idée. La libération sexuelle se fraye un passage dans une société profondément machiste. Quand d’autres scandent en choeur « pas de lois sur nos corps », Brigitte ressemble déjà à la Dame de cœur de Lewis Caroll : « qu’on leur coupe la tête ». Horripilée par les gauchistes aux manières de bourgeois, elle ne recule pas plus devant les révolutionnaires, fussent-ils de géniaux jazzmen free afro-américains. « Je me souviens que Joseph Jarman prônait la libération féminine sous un angle assez particulier : pour se libérer, il fallait coucher avec lui ! (…) Roscoe Mitchell, lui, était toujours flanqué d’une esclave blanche diplômée en biologie[m2]  ». Fontaine ne se revendique de rien, pas plus du féminisme que d’un quelconque groupe poétique ou musical : son génie et sa liberté suffisent. L’aura qui nimbe sa frêle silhouette est aussi tranchante que ses peurs. Gare aux lourdauds qui veulent la soumettre.

Avec Areski, bien sûr, le problème est différent. En 69, Higelin lui a présenté son copain de régiment, ce doux Kabyle qui ne vit que pour la musique. En écoutant Remember, elle pleure. Et quand il lui joue son adaptation de L’été, l’été, le poème qu’elle lui a confié, elle tombe dans les pommes. Leur alchimie créative est si fulgurante que Brigitte, qui n’est pas aussi folle (ou conne) qu’elle aime le dire, aura préféré éviter de confondre les registres. La romance, c’est bête et c’est dangereux ; l’amour entre artistes, un risque de gâchis encore plus grave. L’époque ne lui donne pas tort, entre le conformisme de Stone, le vampirisme de Yoko, les hématomes de Tina. Le pacte de chasteté tiendra trois ans. En décembre 72, ils partent en Vendée dans la maison de Pierre Barouh pour composer un nouveau disque. Dehors, la neige semble éternelle ; dedans, un incendie se déclare. Brigitte et Areski s’abandonnent corps et âmes, ivres de cognac et d’œufs à la braise, jusqu’à perdre la notion du temps. Le disque s’appellera Je ne connais pas cet homme. Ils n’ont pas perdu le sens de l’humour.

©Ned Burgess

Cette décennie sera la leur. Ils s’aiment d’abord sur la route, d’hôtel en hôtel, avec leurs affaires dans un sac, sans domicile fixe. Puis vont s’inventer une vie de couple dont l’indépendance est la seule règle absolue. Leurs expériences sonores, poétiques, (a)politiques se font les échos déformés d’un lien où s’épuisent les notions de force et de faiblesse, de devoir-être et de savoir-paraître. Paru en 78, Vous et Nous est l’une de leurs plus belles mutations, la manifestation harmonieuse de leur complicité. Areski avait jusqu’alors pour habitude de trouver ses musiques en découvrant les textes de Brigitte. Il est cette fois-ci à l’origine du projet ; elle veut écrire un livre et refuse de participer. Installé chez son ami Jean-Pierre Chambard, il enregistre des bouts de chansons, bidouille le mini-Moog de Jean-Philippe Rykiel (un cadeau de sa mère Sonia). La récalcitrante jette une oreille sur les démos et re-craque. La nuit, seule, elle va s’enfermer dans le petit studio pour y mettre son grain de sel. Le dialogue produit est d’autant plus juste qu’il est poétiquement fabriqué. Les deux voix jouent ensemble, chacune avec ses propres règles. S’écoutent, s’attirent, se repoussent, se réconcilient. Il affirme “je me gave de moi” (Encaustique), elle dit “je garde le silence” (Patriarcat). Quand il chante “Je suis venu te voir”, elle pique en contrepoint le traditionnel et ironique “Gentil Coquelicot”. Mais “les rivières de l’amour parfait” s’écoulent en arrière-plan (L’amour parfait). Couple uni, pas fichu d’être uniforme.

Cette pénultième déclaration commune (avant Les Églantines Sont Peut-Être Formidables) sera peu et mal entendue, tant sous sa forme d’origine, invendable, permise par Saravah (un double album contenant 33 chansons) que celle, réduite à un LP de 12 titres, fabriquée dans la panique par RCA. En l’an de grâce 77, leur image de hippies médiévalo-maboules (réductrice mais pas totalement usurpée) joue en leur défaveur. Les audaces formelles du disque (Patriarcat, proto-slam sur blips et boîte à rythme, Le Brin d’Herbe, avec voix doublée et basse synthétique, Mon Lit et son écho électronique) se fondent dans un océan de miniatures folk, d’esquisses de contes, de ritournelles effarées. Enfin réédité en vinyle par Kythibong, on a l’impression de l’entendre pour la première fois. Il faut dire qu’il a fière allure dans sa nouvelle pochette noire à lettres dorées. Une idée de Brigitte qui détestait l’originale – des mains enlacées, devinez lesquelles – et voulait un écrin à sa mesure. Celle d’une oeuvre dont l’élégance traverse le temps sans égratignure. Celle de leur amour qui le traverse aussi, et qu’on pourrait prendre pour le dernier fragment actif du fantasme libertaire. Sans doute parce qu’ils sont les seuls à l’avoir compris.

« Dénouez-nous/Dénouez-vous/Dévouez-nous/Dévouez-vous/Vouez-vous à nous/Vouez-nous à vous »

Michael Patin

Remerciements Benjamin Barouh

[m1]Citation extraite de « Saravah, c’est où l’horizon» de Benjamin Barouh

[m2]Citation extraite de « Brigitte Fontaine Intérieur : Extérieur » de Benoît Mouchard

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