Spitboy était plus punk que le plus punk de tes copains

En à peine cinq sorties et quelques années d’existence, le groupe Spitboy s’est frayé une place dans le coeur des amateurs de hardcore brut et malin.  Une histoire éclaire d’amitié fusionnelle et d’envies de changer le monde qui, avec le recul, a ouvert une voie parallèle dans le punk rock politisé.

Le temps qui passe a tendance à simplifier l’histoire. C’est assez logique et aussi probablement injuste. Réparons ici un possible oubli de la tentaculaire “histoire du rock” pour redonner une place de choix à Spitboy, quatuor féminin et féministe, dont la musique fut aussi unique et salvatrice que son propos politique. En 2021, le label Giovanni Records éditait une compilation anthologique consacrée aux cinq ans d’activité du groupe, l’occasion pour certains fans de la première heure dont Billie Joe Armstrong (Green Day) de chanter ses louanges. Plutôt que d’écouter une fois de plus des hommes raconter l’histoire d’un groupe mené par des femmes, j’ai préféré me plonger dans le passionnant The Spitboy Rule, Tales of A Xicana In A Female Punk Band de Michelle Cruz Rodriguez, batteuse du groupe.

Dans ce récit autobiographique, Rodriguez raconte l’histoire du groupe et, avec elle, celle de la scène punk D.I.Y. américaine des années 1990. Elle le fait au travers d’un prisme rarement évoqué, celui d’une musicienne d’origine mexicaine, plongée dans un milieu principalement blanc et petit/moyen bourgeois: la scène rock alternative. Elevée par une mère célibataire (qui semble en proie à certaines addictions, comme l’évoque en filigrane l’auteure) dans une toute petite ville ennuyeuse à quelques encablures d’Oakland et San Francisco, Rodriguez grandit avec un complexe à plusieurs strates: pas assez féminine pour les autres adolescentes mexicaines de son entourage, la peau beaucoup plus foncée que les autres gamines blanches qui l’entourent, elle trouve refuge chez une copine de classe et sa mère militante féministe. Le récit de son adolescence est vraiment touchant, en particulier quand elle évoque ses stratagèmes pour dissimuler derrière un uniforme punk naissant ses origines latino-américaines. Extrêmement précoce, elle fonde au  lycée le groupe Bitch Fight dont elle assure la batterie puis joue de la guitare dans Kamala & The Carnivores. En 1990, sa rencontre avec Adrienne Droogas (chant), Paula Hibbs-Rines (bassiste) et Karin Gembus (guitariste) donne naissance à Spitboy. Dès les premières répétitions, le quatuor écrit des morceaux et l’alchimie entre le chant agressif, les guitares lourdes et la batterie minimale et puissante se fait entendre.  

En studio pour enregistrer son premier maxi, Spitboy s’entend véritablement pour la première fois et prend une décision capitale pour la suite: celle de chanter quelques tons plus bas (“on ne voulait pas qu’on nous appelle ‘des filles’ ” raconte Rodriguez). Les trois morceaux immortalisés alors donnent le cadre d’une autre façon de jouer du punk hardcore: rêche, lourd et guttural. Comme le rappelle Rodriguez dans ses mémoires, à cette époque aucune femme ne chante comme ça. Elle raconte ailleurs un moment important de l’histoire du groupe lors d’un concert à Washington DC où Spitboy se produit devant des membres de Bikini Kill et Nation Of Ulysses. Quand les organisateurs demandent aux musiciennes si elles veulent, comme le requièrent désormais les formations du mouvement riot grrrl,  que les femmes du public prennent place devant et leurs camarades masculins se cantonnent aux rangs du fond, Michelle prend le micro pour gueuler:  “we’re not a riot grrrl band!”. Une façon assez directe de se désolidariser d’un mouvement dans lequel elles ne se reconnaissent pas et de rejeter le séparatisme hommes-femmes prôné alors par les disciples de Kathleen Hanna.

Cela n’empêche pas Spitboy de prêcher la bonne parole et de défendre chaque fois qu’il est possible les droits des femmes. Confronté au machisme récurrent de la scène punk californienne, le groupe trouve des oreilles plus ouvertes dans la scène metal (une hydre à cinq têtes du nom de Neurosis s’est formée pas loin) et décide de foncer tête baissée dans la connerie humaine. A chaque concert, Spitboy distribue des polycopiés de ses paroles et s’arrête nette à la moindre remarque machiste ou démonstration de virilité dans le mosh pit. Rodriguez raconte ainsi comment Karin, la guitariste du groupe, humilia un soir de concert en France un membre du public qui lui avait demandé de se mettre à poil en lui répondant dans un français impeccable.

Un français appris à l’école, car dans Spitboy, la batteuse fait office d’outsider à la fois par sa culture mexicaine mais aussi par ses origines sociales. Au cours des années, les voyages autour du monde (le groupe tourne en Europe, au Japon, en Nouvelle-Zélande) et les rencontres l’encouragent à assumer pleinement une identité qu’elle définit elle-même comme complexe.  L’histoire de Spitboy et de Rodriguez est celle d’une lutte permanente pour échapper et renverser les préjugés. Batteuse puissante, songwriter du groupe, Américano-Mexicaine qui ne parle pas espagnol… les difficultés de Rodriguez pour trouver sa place racontent de manière rare et éclairante le dogmatisme et la pression patriarcale du milieu punk. Spitboy et ses membres luttèrent sans relâche pour affirmer leur indépendance vis à vis des hommes, changeant à chaque sortie de label (“puisque tous les labels étaient dirigés par des hommes, on ne voulait pas appartenir à un seul d’entre eux”) et apprenant même à réparer le van de tournée pour n’avoir besoin de personne sur la route. Le logo du groupe piqué par Rodriguez à une édition US des Fleurs du Mal de Baudelaire marque par sa force visuelle. A l’image de la musique du groupe qui n’a pas pris une ride.

Le premier titre de Spitboy est aussi un de ceux qui frappent le plus fort. Sur The Threat (qui impressionna Fugazi au point que le groupe invita le quatuor à faire ses premières parties), Adrienne Droogas évoque sa peur de rentrer le soir seule, dans la nuit. “Do you know what it is like to walk down the street at night ? Do you know what it is like to feel the threat ?” . Spitboy affirme une chose importante : personne n’est en mesure de parler à la place des femmes de la menace que constituent les hommes. Ces hommes justement, Spitboy les tient un temps à distance, au point de s’imposer la fameuse “Spitboy rule” (pas de petits copains en tournée) avant de trouver dans sa rencontre avec Los Crudos une forme d’issue favorable. Formé à Chicago, le groupe est composé uniquement de membres latino-américains et chantent en espagnol des paroles politisées. Rodriguez à l’occasion de cette rencontre artistique et humaine (qui se soldera par un split album, ultime sortie de Spitboy), embrasse enfin pleinement son identité. Après avoir formé le plus mélodique Instant Girl avec deux membres de Spitboy, la batteuse est devenue prof et racontait avec malice il y a quelques temps :

“Enseigner à des adolescents ressemble beaucoup au fait de jouer dans un groupe punk comme Spitboy, un groupe qui faisait passer le message avant tout et qui défiait les gens dans leurs façons de penser le monde.”   

 

Spitboy a traversé les années, autant par sa musique que son propos. Sa discographie, sans faute de goûts ou longueurs, reste une des plus vivifiantes du punk rock américain moderne. Jetez vous dessus, et n’oubliez pas de lire les paroles. 

ADRIEN DURAND 

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