Pourquoi est-ce si difficile de garder ses amis à l’âge adulte ?

 

Il y a deux moments de la journée, de chaque journée, où je contemple l’immensité de la vie. En début de soirée, quand je prépare le dîner (en écoutant des disques qui se prêtent à ce genre de sentiments comme ceux de Grouper ou Mal Waldron). Et puis vers 3h du matin quand je me réveille à cause du silence de mon quartier. C’est souvent dans ces moments que défilent des souvenirs enfouis et des visages qui se sont camouflés dans l’âge adulte. 

Je me souviens d’une rare discussion claire que j’avais eue avec le chanteur John Maus à Paris, avant un de ses concerts. Il m’avait raconté avoir passé les deux années précédant l’enregistrement de son dernier disque dans une maison de lotissement de Minneapolis, car il voulait faire l’expérience en solitaire de la vie domestique, une étrange distorsion d’un canon américain. Il avait habité ainsi, seul, une maison faite pour accueillir une famille, des amis, des collègues autour d’un barbecue. Il m’avait dit qu’il avait fabriqué de la meth lui-même et qu’en l’essayant, il avait vu les murs de sa maison se rapprocher. Il était parti rejoindre ensuite une ville plus grande, des amis, une fiancée. Je pense souvent à cette forme de retraite un peu spéciale, la solitude que s’impose un artiste au milieu d’un océan de conformisme urbain. Maus m’avait expliqué qu’il voulait expérimenter une vie sans amis, sans famille. Et, je l’imagine, sans un autre conformisme parfois étouffant : celui du milieu artistique.

Si je ne fume pas de meth le soir venu, j’examine souvent l’enchaînement des rencontres humaines et péripéties de ma vie, celles qui m’ont mené là où j’en suis. Mes murs se rapprochent aussi, parfois. Garder ses amis passé l’âge du chaos s’apparente souvent à essayer de dérouler ce film alimentaire en plastique dégueulasse qui colle aux doigts. On arrive à rien et on finit souvent par se sentir comme un raté, incapable de tout, ou rien –un peu comme dans ce meme Internet où un mec finit roulé en boule sous une table après avoir essayé de préparer des sushis. Des fois, j’aimerais savoir quand l’amitié est devenue un luxe. Peut-être quand les gueules de bois ont commencé à durer 3 jours au lieu de 3 heures, qu’il a fallu être productif et responsable. Quand on a arrêté de visiter cette zone de la vie où on se fait jeter de l’eau bouillante par une fenêtre parce qu’on joue de la trompette dans une rue new-yorkaise au beau milieu de la nuit. 

Ces dernières années, des gens importants de ma vie m’ont totalement ghosté. Il m’arrive de me retenir de les appeler, les haranguer, leur demander des explications. Et puis, j’ai fini par comprendre qu’on ne peut pas en vouloir à quelqu’un de ne plus vouloir être ami avec soi. J’imagine qu’aux yeux de certaines personnes, je suis comme certains quartiers de Paris où j’ai vécu, ceux que j’arpente le cœur serré, rempli de fantômes, de traces de pas, de brumes, d’éclats de rires envolés et de flaques de vomi séché. Difficile de leur en vouloir de faire un détour. 

Comme l’écriture a aussi le pouvoir de conjurer certaines peurs et mauvais sorts, j’ai glissé un message codé à l’intention des amis que je n’avais pas réussi à garder dans un livre que j’ai écrit récemment Tuer nos pères et puis renaître. Dans le texte qui s’appelle Mes funérailles, j’ai rassemblé une dernière fois une bande d’amis qui n’existe plus, invitée à venir disperser mes cendres sur la plage de Coney Island, un des mes endroits préférés au monde. C’était à la fois une forme de testament de ma vie et des amitiés qui l’ont remplie. Et puis, une façon de caresser le fol espoir que ces amis disparus interceptent le message et viennent nous délivrer de la captivité dégueulasse du temps qui passe. 

A voir tous ces vieux groupes punk et shoegaze du passé se reformer ces jours-ci avec un air misérable (et des chapeaux ridicules), je relativise l’idolâtrie de mes amitiés de jeunesse qui m’empoisonne parfois. Les voilà enchaînés les uns aux autres à faire comme si cette impalpable grâce sonique touchée à la sortie de l’adolescence pouvait être rappelée aussi facilement qu’un numéro perdu dans mon répertoire téléphonique. Il y a des groupes qui ne doivent pas être reformés, des quartiers qu’il ne faut plus emprunter, des fantômes qu’il faut laisser nous ghoster. Peut-on former un nouveau groupe à 40 ans? J’ai désormais bon espoir que oui.

ADRIEN DURAND 

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