Ma relation passionnelle et dysfonctionnelle avec les films sur la cuisine

Avoir des contradictions a quelque chose de profondément réconfortant. Selon moi, c’est s’autoriser un peu de compassion vis à vis de soi-même, admettre aussi qu’on est ni meilleur, ni pire que les autres, juste pareil. Cela n’empêche pas de réfléchir aux zones où celles-ci s’expriment. Car nos histoires d’amour avec la culture pop sont comme celles qui habitent nos vies réelles : elles sont mouvantes, ont des schémas répétitifs et nous permettent souvent de nous connaître un peu mieux.

Il n’y a, a priori, pas grand chose qui me prédestinait à me passionner pour les films sur la cuisine et la restauration. Végétarien depuis bientôt 17 ans, je dois aussi avouer que tout l’univers du luxe me débecte profondément. Or, que nous racontent les films qui mettent en scène de grands chefs, si ce n’est la préparation de plats à base de gentils animaux disposés sur des assiettes dont le prix varie entre 3 et 4 chiffres? Je dois préciser ici que je n’ai jamais regardé Top Chef et les émissions associées, je déteste la télé-réalité, et la franchouillardise en général. Ce que j’ai aimé depuis quelques années, c’est la mise en récit de la vie d’un restaurant, sujet de nombreux films plus ou moins ratés que je ne peux pas m’empêcher d’aimer.

Le premier long-métrage du genre qui m’est tombé un peu dessus par hasard s’appelle Cuisine Américaine, réalisé par un certain Jean-Yves Pitoun (c’est son seul film), avec un casting à la fois complètement absurde et délicieusement 90’s, mettant en scène la rencontre entre un apprenti américain (l’ex-skateur pro Jason Lee) et un chef dijonnais ronchon (Eddy Mitchell). Le propos est évidemment terriblement simpliste mais ce qui m’a frappé c’est la mise en scène du fonctionnement d’une cuisine, qui reste encore aujourd’hui pour moi profondément fascinante et incompréhensible.  J’ai récemment cité parmi mes livres de chevet les mémoires du chef médiatique Anthony Bourdain, Cuisine et Confidences. On y découvre la construction de la figure d’une superstar, arrivée un peu par hasard en cuisine (c’est un gosse de riche qui aime baiser et se défoncer) et qui confie avec une grande honnêteté la raison de la plupart de ses échecs dans la restauration (il aime se défoncer). Le format du livre est aussi assez étrange, puisqu’il alterne conseils (choix du couteau, des torchons, les meilleurs oeufs brouillés pour un brunch) avec ses souvenirs d’enfance et l’apparition de la dépression qui lui coûtera la vie (il s’est suicidé, en partie à cause d’un improbable imbroglio amoureux mettant en scène Asia Argento et Hugo Clément). Ce livre a été adapté lointainement en film dans le bif bof A Vif avec le non moins bif bof Bradley Cooper (+ Omar Sy et Sienna Williams). Et pourtant, je my suis lové comme dans un gratin de macaronis au fromage.  

Beaucoup de films de fiction sur la restauration mettent en scène les cuisines comme des endroits infernaux tenus par des chefs ivres de pouvoirs et harcelants au possible. C’est la “scorsesisation” de ce type de production, probablement plus proches de la réalité que les mélos que j’aime. Les récents Taste of Hunger ou Chef sont dans cette veine, centrée surtout sur la quête de perfection obsessionnelle de chefs hors sol qui ruinent leur vie personnelle pour une étoile au Michelin. La série The Bear joue d’ailleurs aussi sur ce tableau, ayant cependant la bonne idée de parachuter un chef étoilé dans un boui-boui de Chicago avec l’envie de redresser la baraque après la mort de son frère (et en plus il y a plein de morceaux de The Replacements dans la saison 2). Les films du genre plus savoureux (pardonnez-moi, je n’ai pas pu résister), ont une approche un peu plus oblique, comme le très sensualisant Amore de Luca Guadagnino (meilleure scène de ricotta du XXIè siècle), le weirdo Pig avec Nicolas Cage en chef semi-clochard parti à la recherche de son cochon truffier kidnappé ou le régressivement bébête (ou l’inverse) The Menu où un chef piège les clients caricaturaux de son restaurant multi-étoilé sur une île maléfique. 

 

La thèse défendue de manière plus ou moins implicite dans la plupart des films sur la cuisine est d’ailleurs que les clients sont des rustres, incapables d’apprécier à leur juste valeur les plats préparés, nés d’un mélange d’inspiration divine et de créativité débridée. C’est le moment où la contradiction (ici aussi) s’invite dans cet univers où l’art et le commerce s’entrechoquent comme nulle part ailleurs. Car pas de restauration sans public capable de payer 600 euros le menu dégustation ou prendre un jet pour aller goûter de la cuisine à l’azote dans une lointaine contrée. Ce mélange de détestation de soi et de god syndrome vient probablement de là, et je crois que c’est un autre aspect qui me plaît dans ce genre d’histoires. Et puis quelle meilleure métaphore pour un réalisateur (ou un artiste en général) que celle du chef génial et incompris? 

 

 

Il y a quelques temps, j’ai affronté le boss de fin de ces films, un documentaire de 4 heures de Frederick Wiseman: Menu-Plaisirs. Les Troisgros, consacré à la célèbre famille derrière le restaurant du même nom depuis 4 générations. 240 minutes qui passent comme une lettre à la poste, filmées, comme toujours chez l’iconique réalisateur américain, sans voix off, sans mise en contexte ou bandeaux. C’est bien le montage qui nous guide de manière très maline dans les cuisines tenues par le père et ses deux fils près de Roanne. Ici pas de chef hystérique, de ligne de coke, de lancer de couteaux. L’ambiance en cuisine est presque zen, les chefs parlent doucement, transmettent. On pourrait presque croire que Wiseman s’est fait complice de ses sujets dans la célébration de leur savoir-faire et d’une famille unie. Ce sont dans les interstices et les jeux de correspondance entre les séquences que le discours du réalisateur se construit. On y passe ainsi d’une visite d’une exploitation de bovins par le grand chef où est célébrée la richesse naturelle du sol à l’arrivée d’un hélicoptère sur le parking du restaurant pour déposer de riches clients. On y aperçoit le désarroi du patriarche repris en permanence par son fils “ce n’est pas de saison papa, ça” ou la discussion lunaire autour d’une bouteille de vin qu’il faut faire passer de 5000 à 10 000 euros (“même pour nous, ça fait cher non?” ,“le client est d’accord, pas de problème”). En salles ou en cuisine, ils sont encore là, armés de leurs téléphones portables et de comptes en banque richement garnis, ignares, casse-pieds, mal sapés…les clients. Face à eux, le chef se fait VRP, vendeur, commercial et s’oblige à les écouter, les flatter. Dans le luxe, même au milieu d’une nature édénique (ça se dit?) et d’une gastronomie de conte de fée, les relations humaines sont les mêmes que partout : régies par l’argent et le pouvoir.

Avec un peu de recul, je crois que j’apprécie le microscope que m’offre ces films sur un milieu professionnel que je ne croiserai jamais en vrai. Le confort qu’il génère chez moi vient aussi souvent d’une ré-assurance que si l’humanité est damnée, elle l’est un peu moins dans la parallèle où je vis, travaille et prépare des plats au tofu. Et ce cinéma agit sur moi comme l’épouvante le faisait à l’adolescence, me laissant grisé, satisfait et soulagé d’éteindre la télévision. 

ADRIEN DURAND

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