[Family Values part. 4]La famille Nelson ou la préhistoire de la télé-réalité

Cet article est le quatrième volet de notre série « Family Values », consacrée aux relations familiales dans la musique et le cinéma. 

Il y a vingt-et-un ans, nombre d’entre nous se retrouvaient fasciné.es devant la petite lucarne en découvrant treize âmes perdues cloîtrées dans une boîte de (quand même) 225m2. Dès lors, rentrer à l’heure pour les voir bouffer, glander, se prendre la tête et/ou dans les meilleurs cas baiser devenait une priorité. Consternation chez nos parents les boomers ; “comment pouvez-vous vous passionner pour le quotidien insignifiant d’une bande de paumés ?”. C’est vrai, pourquoi ? La vie dans les années 2000 était-elle devenue si vide de sens ? Nos cerveaux étaient-ils dorénavant contrôlés par les faiseurs de pop culture ? (aka les producteurs audiovisuels et les majors de la musique).

Vingt ans après, on peut voir le verre à moitié vide ou à moitié rempli d’une substance rance et nauséabonde. La mode des télé-réalités est à peu près au même niveau que les Buffalo à flammes ; dépassée et celleux qui insistent font preuve d’un sacré manque de goût et de self-respect.  Ces vingt dernières années, on aura presque tout vu en la matière et prions pour que nos esprits oublient vite. Des inconnus aux familles “célèbres”, ils sont nombreux à avoir déballé leur quotidien plus ou moins intéressant pour ramasser du fric. Si tu avais été navré.e de voir Ozzy dans un tel show, désolée de t’apprendre qu’il vient d’annoncer qu’il allait remettre ça pour documenter l’installation des Osbournes dans la campagne anglaise. Yeah…

 

Mais soulageons un peu notre chère génération Y, jugée coupable de voyeurisme et d’abrutissement. Comme dans plein de domaines, nous n’avons rien inventé et rappelons que nos parents et grands-parents se vautraient également dans la fange médiatique, se repaissant des histoires glauques des participants à l’émission Perdu de Vue dès le début des années 1990. En 1992 déjà, MTV proposait The Real World, première téléréalité d’enfermement dont le concept atteindra l’Europe avec le bien nommé Big Brother. Remontons encore le temps, dès le début des années 1970, le producteur indépendant Craig Gilbert lançait aux USA An American Family, programme qui aura aussi sa version européenne deux petites années plus tard avec The Family au Royaume Uni. Dis donc Craig, filmer une famille dans son quotidien, c’était vraiment une idée originale ? Pas sûr. En fait, des ersatz de reality shows existaient déjà quand la télévision a fait son entrée dans les foyers privilégiés. Et même avant ! C’est l’histoire de la famille Nelson. 

Oswald Nelson fait une percée dans le monde du show-biz au début des années 1930 avec son orchestre de jazz et de swing qui connaîtra des succès numéro un grâce à une musique ultra typique de l’époque que l’on fantasme exagérément aujourd’hui. Harriet Hilliard, une jeune chanteuse à la voix perky rejoint l’orchestre et c’est le big love. Le couple semble bien loin des préoccupations économiques qui frappent les Etats-Unis à ce moment-là, ils enchaînent les succès, se marient et ont deux rejetons, David et Eric (“Rick”). Pour surfer sur la vague et accroître leur succès, Ozzie qui se sent l’âme d’un réalisateur, crée sa propre émission radio en 1944 mettant en scène sa famille ; The Adventures of Ozzie and Harriet est né. 

Rappelons qu’à cette époque, la radio était le centre névralgique des foyers américains, l’endroit où se retrouvaient les familles pour écouter ensemble des émissions de variétés. Orson Welles y raconte La Guerre des Mondes de son homonyme, créant un prétendu chaos chez une population américaine crédule. Monté de toutes pièces par la presse écrite pour discréditer le nouveau média radiophonique accusé de contrôler les masses, le “chaos” ne concernait en fait que quelques rares personnes perplexes téléphonant au standard de la CBS pour vérifier les faits. Déjà manipulation de la réalité et contrôle de la pensée du peuple était un enjeu qui dépassait la sphère politico-gouvernementale. 

Quand les Nelson décident d’exploiter leur propre famille, la frontière entre réalité et fiction est déjà assez floue pour attiser la curiosité. Si les premières années, les enfants sont joués par des acteurs, dès l’âge de 8 ans, Rick est considéré assez “vieux” pour endosser son propre rôle et rejoindre la firme familiale aux côtés de son aîné David. La télévision se popularise en 1952 et les américains découvrent alors les visages monochromes de la parfaite famille blanche. Parfaite pour l’époque, entendons-nous bien, car dès la première scène où papa s’installe dans son fauteuil avec son journal pendant que maman fait des cookies avec son tablier devenu un seconde peau, les poils des femmes modernes se hérissent comme des soldats prêts pour la bataille. 

S’ensuivent 12 ans d’émission, 435 épisodes de 25 min. Les enfants Nelson ont donc littéralement grandi sous les yeux de l’Amérique. De là à comparer leur destin au Truman Show y’a pas grand chose. Si l’émission se veut fictive, beaucoup d’éléments sèment le trouble et pèsent sur les épaules des enfants que l’on imagine facilement désorientés pour ne pas dire complètement largués quand on sait aujourd’hui l’impact que la notoriété précoce a pu avoir sur la santé mentale d’une Britney ou d’un Michael Jackson.

“C’est un très gros poids à porter d’être la famille de rêve de tout le monde. Combien de temps pouvez-vous protéger cette image et ne jamais rien montrer de la vraie vie ? » 

– David Nelson.

A 17 ans, passionné par Carl Perkins et un peu jaloux d’Elvis, Ricky se rêve en star du rock’n roll, espoir tout à fait crédible quand on est déjà sous le feu des projecteurs depuis une dizaine d’années. L’émission servira de tremplin à la vie musicale de Ricky qui aura droit à son épisode spécial, Ricky The Drummer, pour la promo de son premier single, une reprise de Fats Domino, I’m Walkin. Le cœur des Américains et surtout des Américaines étant déjà acquis à Ricky le beau-gosse, il deviendra très vite la grande figure du rock’n roll qu’il fantasmait, accumulant les tubes en tête du hit-parade. Ne crions pas trop vite au scandale du petit privilégié né avec les bonnes cases cochées, Ricky Nelson est un excellent musicien et chanteur possédant le talent nécessaire à une carrière musicale. 

La limite entre fiction et réalité se brouille encore plus lorsque Ricky rencontre sa femme Kris Harmon qui enfilera tout de suite le costume de “femme fictive” de Ricky dans la petite entreprise de la dynastie Nelson. Même trajectoire pour David et sa femme June Blair. Dans leurs vies réelles, Ricky et Kris connaissent les affres de la drogue et traversent des crises immontrables à l’écran, car ce qui fait vendre c’est une image bien policée, histoire de faire culpabiliser les ménages normaux et leur faire acheter un max de trucs au passage.

“On ne montrait que le côté joyeux et sans problème du groupe. Il pouvait y avoir d’énormes guerres à la maison, mais si quelqu’un de l’extérieur arrivait, on faisait comme si le réalisateur avait crié “action”. On reprenait nos rôles à l’écran”

Moralité, que ça soit à travers la presse, la radio, la télé, les réseaux sociaux et Dieu sait quoi bientôt, l’être humain a toujours eu une curiosité innée à aller mater ce que font ses semblables. Une inclinaison naturelle à aller vérifier si l’herbe n’est pas plus verte ailleurs et tenter vainement de se rassurer. Avant de se sentir complètement nul.le dans notre vie monotone, gardons en tête que derrière l’écran (de fumée), la vie réelle n’épargne personne. Alors s’il vous prend l’envie d’espionner vos semblables, vous pouvez soit vous enchainer les 435 épisodes des Aventures d’Ozzie and Harriet soit, et c’est bien plus fascinant, regarder la télé-réalité coréenne. 

CLO JACQUEMIN

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