Hal Hartley : coeurs à vifs

Cela vous est-il déjà arrivé de vous réveiller après une soirée trop arrosée et d’avoir l’impression que vous étiez le seul à être ivre la veille? Que tout le monde avait bu, comme vous, des quantités astronomiques mais que vos compagnons de débauche étaient restés, eux, sobres et intelligents pendant que vous hurliez des bêtises sur Steven Spielberg ou les adultes en trottinettes? Personnellement, ça m’arrive tout le temps, avant que je ne réalise fréquemment qu’on voyageait tous dans le même wagon en train de dérailler.

A certains égards, la nostalgie agit comme l’ivresse et nous laisse le plus souvent avec une bonne gueule de bois et une image déformée du passé. Je me faisais cette réflexion en constatant à quel point on idéalise les années 1990 ces derniers temps, reconstruisant une image mentale de cette décennie comme une sorte d’utopie de liberté et de respect, un moment d’explosion créative et de remise en cause des valeurs sociétales. Bien sûr, il y avait un peu de cela dans l’air d’alors mais ce que je retiens personnellement de cette époque, si je la regarde en face, c’est un sentiment généralisé de non acceptation, de monde violent et intolérant qu’il était quasiment impossible de questionner. La musique, le cinéma et la littérature étaient des refuges mais il était beaucoup moins aisé, avant Internet, de trouver des semblables et de pouvoir se projeter en dehors d’une époque qui tanguait entre la violence sociale, la grimpée du capitalisme triomphant, une sexualisation omniprésente et le carriérisme le plus crasse. En particulier quand on vivait dans une petite ville conservatrice comme moi. A cette époque, les films d’Hal Hartley ont constitué une forme d’alternative, plus qu’un refuge doudou.

En revisionnant sa Long Island Trilogy, je me suis surpris à retrouver cette forme d’assurance qui me disait que ce n’est pas nécessairement moi qui avait tort de revendiquer un certain refus de fonctionner comme nous l’imposaient les forces en place. Un autre monde était possible en 1992. Il l’est toujours en 2022. 

Je ne sais pas à quelle niveau de l’échelle “airpods/Deliveroo/droitisation du monde/chacun pour sa gueule” vous vous situez. Mais si vous êtes au même stade que moi, il y a de fortes chances que vous ayez déjà ressenti une forme de révolte, doublée de colère et d’impuissance face à cette réalité de plus en plus dure. Et il y aussi une grande probabilité que ces sentiments négatifs se soient peu à peu retournés contre vous, comme ils se sont retournés contre moi, me donnant l’impression d’être un moins que rien. Pour parler plus simplement, cette dictature de l’argent, de l’individualisme, de la libre concurrence permanente finit par nous plonger dans une marée noire de culpabilité . 

Les personnages des premiers films de Hal Hartley, eux aussi, sont en colère et révoltés. Braqueur plaqué (Simple Men), électronicien opposé à l’obsolescence programmée (Trust Me) ou lycéenne top model dégoûtée par le pouvoir de l’argent (The Unbelievable Truth), ses protagonistes portent avec eux le fardeau d’une inadaptation au monde extérieur. Et pourtant, ils ne baissent pas les bras. A l’image du personnage de Martin Donovan dans Trust Me qui se heurte en permanence à la violence de l’autorité (celle de son père et du monde de l’entreprise) ou celle du terroriste d’extrême gauche de Simple Men, Hal Hartley semble nous encourager à prendre les armes.

C’est là toute une histoire de cinéma et de symboles, bien sûr, mais elle plante une petite graine dans nos cerveaux abîmés par la propagande de Phil Knight et Patrick Le Lay hier, d’Elon Musk et de Mark Zuckerberg aujourd’hui. Elle nous fait dire que notre colère est légitime. Qu’elle peut nourrir notre créativité. Et en cela, ces films agissent comme un pansement sur nos âmes.

 

Il y a beaucoup d’humour et d’absurdité dans le cinéma d’Hartley. Regarder ses films me fait souvent penser au fait de rencontrer des gens charismatiques et smart, ceux avec qui vous avez immédiatement envie d’être amis, qui en deux phrases et trois remarques cinglantes vous donnent l’impression d’être vivants (ceux avec qui vous finissez la bouteille de Bourbon à quatre heures du matin en ayant l’impression d’être le seul à être ivre, vous savez…). Dans Simple Men, le réalisateur filme avec beaucoup de délectation deux punaises de lits new-yorkaises qui quittent la capitale du monde avec vingt balles en poche. Ils cherchent leur père, un ancien champion de baseball reconverti en terroriste anarchiste en cavale, chimère finalement secondaire dans leurs crises existentielles respectives. Une situation qui incarne parfaitement la narration selon Hal Hartley où la lose teintée d’entêtement des deux New-Yorkais les mène droit sur la trace de leur père grâce à un enchaînement surréaliste de rencontres et de péripéties. Aidés par une galerie de personnage en rupture totale avec la réalité (pompiste francophile, shérif au cœur brisé, barmaid arboricultrice, pêcheur fauché fan de classic rock ou bonne-soeur bagarreuse), les deux enquêteurs naviguent dans un monde qui n’a plus l’heure et qui vit au rythme des tableaux visuels déroulés par Hal Hartley.

 

 

Dans Simple Men, les interactions entre les personnages sont le prétexte permanent d’échanges existentialistes savoureux abordant des sujets aussi variés que la sexualisation du corps des chanteuses dans la pop music, les rouages étouffants du capitalisme, la religion et bien sûr les relations hommes-femmes. A ce sujet, le film offre une vision extrêmement rafraîchissante du récit classique de la quête/enquête où ces hommes un peu simples (mais jamais simplets) sont renvoyés à la réalité d’une émancipation féminine salvatrice. Car chez Hal Hartley, les femmes sont au centre du récit et reprennent le pouvoir, à l’image des hilarants deals passés entre l’héroïne de The Unbelievable Truth et son père, image un peu monstrueuse des pressions sociales exercées par la société patriarcale.

Quand on y pense, il faut un sacré culot pour distiller des idées marxistes sur fond de pop music dans un film américain (aussi imprégné de Nouvelle vague et de culture européenne soit-il). Et pourtant, c’est une des grandes forces du réalisateur: il n’est jamais ronflant, jamais pontifiant. Ses films existent dans un étrange milieu entre une photo de William Eggleston, un vieux cartoon Hanna-Barbera, une nouvelle de Carver et un tract d’extrême gauche. Et ça roule comme un skateboard dans un vieux clip de Sonic Youth. 

Son cinéma est gazeux. Il flotte autour de lui un sentiment d’irréalité presque slowcore (à l’image des B.O. qu’il signe sous le pseudo de Ned Rifle) ou un halo douceâtre. Et pourtant, les situations que rencontrent les personnages sont on ne peut plus ancrées dans la réalité du passage à l’âge adulte. On y croise la mort, la parentalité, le monde du travail, la culpabilité, les addictions. On s’y autorise à divaguer, à tomber dans les pommes, à vivre les poches vides sans paniquer. Les films qui composent The Long Island Trilogy convoquent souvent les mêmes acteurs, Martin Donovan, Adrienne Shelly, Robert Burke, ou encore Elina Löwensohn, à tel point que leur visionnage oscille entre la fréquentation d’un bar de quartier et un songe un peu éthylique.

Près de trente ans après leur sortie, ces œuvres n’ont rien perdu de leur force. On y aperçoit parfois des prémonitions du pire à venir mais on en retient surtout cette ré-assurance qu’on peut avancer contre le courant, foncer dans le mur et vivre selon des principes qui nous sont propres. Finalement, la nostalgie n’est pas seulement à même de convoquer des œuvres qui sont rassurantes par le passé idéal (et illusoire) qu’elles rappellent. Elle permet aussi de redécouvrir des corpus qui ont encapsulé des principes de vie qui invitent à la désobéissance et à la poésie . Les premiers films d’Hal Hartley en font clairement partie. 

ADRIEN DURAND

 

THE LONG ISLAND TRILOGY

The Unbelievable Truth (1989)

Trust Me (1990)

Simple Men (1992)

Nous projetterons vendredi 10 juin ‘Simple Men’ de Hal Hartley pour fêter le lancement du numéro 10 du zine Le Gospel.

 

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