« Californication » : une saison 1 en Enfer

Cet article est le sixième de notre série « Insomnia » qui revisite de manière totalement subjective des films regardés de manière obsessionnelle, encore et encore, par nos contributeur.ice.s. 

Que pouvons-nous faire de nos goûts quand ils sont en décalage avec une partie de nos valeurs ? Voilà une question à la fois très contemporaine et très ancienne. On ne peut tout de même pas couler nos préférences culturelles dans le moule de notre rectitude politique… La première saison de Californication, que j’ai revue régulièrement au fil des années, oscille entre un sexisme rance et des remises en question salutaires qui apparaissent différemment à chaque visionnage. En cela, elle encapsule plusieurs de mes propres contradictions et m’y confronte tout en apportant quelques éléments de réponse. 

 

Une série de l’ancien monde

Californication expose les aventures de Hank Moody, écrivain new-yorkais expatrié à Los Angeles, confronté à une panne d’inspiration. Sa compagne Karen l’a quitté pour un autre homme avec qui elle compte se marier. Tout en clamant vouloir mettre de l’ordre dans sa vie et recoller les morceaux avec son ex, Hank couche avec la moitié de la population féminine de Venice. Et c’est à peu près tout en ce qui concerne le pitch. Dans la lignée du « nouvel âge d’or des séries » (américaines s’entend), Californication se veut résolument moderne et adulte, ce qui se résume comme souvent à montrer des personnages masculins buvant beaucoup d’alcool et des personnages féminins nus, avec des scènes de sexe hétérosexuel régulières. 

On commence à savoir que ça ne suffit pas et que ça fait même de Californication une série d’un autre temps tout à la gloire du mâle alpha. L’entièreté du casting n’est constituée que de faire-valoir de Hank Moody. Karen, l’ex de Hank, est un ectoplasme de love interest permettant d’affirmer que Moody est un romantique désespéré. Leur fille Becca vient rappeler que, malgré ses comportements repoussants, Hank est un bon père. Bill, le nouveau compagnon de Karen, n’aura jamais le droit de sortir de son rôle de normalité barbante à la voix de répondeur téléphonique afin de bien montrer que Hank est au sommet de la chaîne alimentaire du cool. Quant à Charlie, l’agent de Hank, il est là pour expier les péchés du héros en adoptant ses comportements à risque et en se prenant le retour de bâton karmique qui ne frappera jamais Hank.

L’ouverture du premier épisode sur fond du You Can’t Always Get What You Want des Rolling Stones tient finalement lieu de note d’intention. Hank Moody vit dans cet ancien monde présenté par la culture pop et habité par les Stones où être un homme-enfant est attendrissant, où les comportements à risque sont glorifiés (boire, fumer, se battre régulièrement) et où le mot « gay » peut être utilisé comme une insulte. Hank Moody, comme Mick Jagger en son temps, incarne ce patriarcat des hommes qui ont tout et veulent encore s’arroger le droit d’insulter les meufs. À ce titre, la série créée par Tom Kapinos présente un florilège de tout ce qui ne va pas dans les représentations culturelles des femmes, des hommes et des rapports de genre. Dans son esthétique parfois érotique cheap (avec tout de même un accent mis sur la sexualité non-pénétrative, tout n’est pas perdu) Californication semble écrite comme une revanche un peu puérile contre l’industrie culturelle. Hank se plaint d’avoir été dépossédé de son livre par l’adaptation ciné qui en a été faite et se retrouve à écrire pour le blog Hell-A Magazine, ce qu’il vit comme une régression malgré le cash empoché. En cela, Californication crache régulièrement dans la soupe puisque la série adopte les codes esthétiques de ce qu’elle prétend mépriser. 

Ça me fait mal aux gencives de l’admettre : je viens de ce monde-là et j’en hérite dans mes comportements au quotidien. Chaque retour à cette série me ramène à une période de ma vie que j’espère révolue, quand les rapports amoureux étaient vécus comme un lieu douloureux où m’éprouver, me confronter ou subir. J’aimerais dire que je reviens à Californication pour constater le chemin parcouru mais c’est un peu moins clean que ça. Peut-être que c’est aussi un moment où je me permets de suspendre mon ersatz de discipline pour apprécier bassement les choses un peu moches décrites par la série, ces choses étant une des causes de mon attrait pour cette première saison.

Heureusement, une fois les frustrations post-adolescentes en partie évacuées, il y a de quoi revenir à Californication pour s’y abreuver de questionnements un peu plus fins que ses atours scatophiles. Après tout, la plupart des protagonistes a dépassé la quarantaine. Ces gens ne sont plus des adolescents et le facteur temps ajoute un peu de profondeur à ces chemins qui parfois se croisent et ne se rencontrent pas. 

Des champs de réflexion stimulants

Il y a d’abord un indéniable savoir-faire U.S. pour la culture pop qui facilite le retour à Californication. C’est immédiatement accrocheur, entre bons mots et mise en scène à l’efficacité discrète. Les plans de coupe abusent des filtres granuleux à force de vouloir nous imposer au fond de la gorge un Los Angeles contre-culturel fantasmé. La bande-originale est au diapason de ce L.A. alternatif de carton-pâte et il y a un plaisir simple à se laisser porter par une œuvre comme Californication qui coche toutes les cases en structurant la vie de ses protagonistes autour de la culture pop. Son personnage principal passant beaucoup de temps à jouer au plus malin, la série lui emboîte le pas et déploie ses références comme un puzzle rassurant, citant Bob Dylan comme poésie moderne pour guérir les peines de cœur ou Ozzy Osbourne comme phrase d’accroche pour pécho au night-shop. Nous voilà entre gens de bonne compagnie partageant les mêmes références. 

Par ailleurs, Californication réussit à tirer parti d’avoir un écrivain pour héros en se lançant franchement, elle et son public, vers l’écriture. Je ne parle pas de la vie décrite de cet auteur dysfonctionnel et grossier mais de l’amour de la langue qui irrigue la série dans son entier. Ce n’est pas un simple vernis de cool intello supplémentaire mais une articulation des intrigues. Le mépris affiché par Hank Moody pour la supposée régression du langage à l’heure de l’écriture web déclenche l’ire de sa compagne Meredith qui prend ce mépris pour elle et son propre langage (LOL, BRB, BJ). Tournant en dérision cet élitisme malvenu, Californication affirme l’importance de regarder un peu ses propres failles dans un miroir. L’écriture n’est pas qu’un décorum et transparaît dans un vocabulaire en perpétuel mouvement, nourri de néologismes touchants ou grossiers (brother + boner = broner, ce genre). Qu’il s’agisse d’une tournure de phrase ou de textes intradiégétiques récités en voix off (nouvelles rédigées par Mia, billets de blog écrits par Hank), le langage verbal est omniprésent. Un tel plaisir dans le maniement de la langue, c’est communicatif et chaque visionnage me (re)donne l’envie d’écrire aussi. 

Enfin lorsque les autrices et auteurs daignent accorder une épaisseur réelle aux personnages féminins, ceux-ci ouvrent des champs de réflexion stimulants. Karen tente régulièrement de clôturer l’ancienne relation de couple et cette partie de sa vie pour s’émanciper du rôle qu’elle a pu avoir auprès de Hank en tant que « your fucking sounding board cum security blanket » afin de construire autre chose. Meredith, qui se fait insulter par Hank dans le premier épisode, a droit à un arc narratif bien à elle (même s’il ne la sort pas de sa dépendance vis-à-vis du personnage principal masculin). Après une relation sur plusieurs épisodes et en guise d’adieu elle bâche en retour Hank à propos de son auto-apitoiement perpétuel qui n’est plus si charmant et fait plutôt de lui un énième connard dont la piètre estime de lui-même engendre une souffrance pour son entourage.

« You love women but you hate yourself. So every woman who actually does like you is ultimately deemed a fool. »

Il n’y a plus grand-chose de sexy chez les hommes blessés mais surtout blessants, ces Calimero au regard de chien battu qui voudraient qu’on les prenne en pitié à chaque choc émotionnel de niveau école primaire (au hasard : la rupture d’une histoire d’amour).

Ce n’est pas parce qu’on a mal qu’on a le droit de faire du mal. Irresponsabilité is not the new sexy, ce que Californication vient rappeler de temps en temps à son personnage principal. Quand bien même il s’agirait pour Hank d’exiger de son amante d’être à la hauteur de ses foutus standards romantiques (par définition inatteignables), Karen lui renvoie la dureté qui en découle et qu’il fait subir à ses compagnes :

  • « In this past life of ours, was I mean to you ? Did I ever make you feel stupid ?
  • You weren’t mean, no. But you can be pretty hard on people, Hank. »

Il faudra bien un jour venir à bout de cette confusion entre amour et passion qui conduit à ne considérer que les dimensions douloureuses de la relation comme preuves de la réalité du sentiment amoureux. En attendant on a toujours le droit de revenir à Californication qui ne remet rien en cause, en remet plutôt une couche, mais pose parfois et peut-être par inadvertance de bonnes questions. 

PIERRE DEMOTIER 

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