Les fées de Cottingley
En 1917, la petite Frances Wright arrive d’Afrique du Sud pour vivre chez sa tante dans le Yorkshire. Elle a 10 ans et rencontre alors sa cousine Elsie, 16 ans. Dans le village de Cottingley où elles vivent désormais ensemble, elles partent à la recherche d’êtres fantastiques, issus des contes et légendes dont elles se gavent le soir dans la petite chambre mansardée qu’elles partagent. La mère d’Elsie, elle aussi persuadée de l’existence d’êtres magiques (comme de nombreux habitants de la région à cette époque) convainc son mari de leur prêter un soir son appareil photographique. Parties au bord de la rivière qui court au bout de leur maison, les jeunes filles ramènent cinq clichés sur lesquels apparaissent des fées à leurs côtés. Soutenues par leur mère passionnée d’occultisme, elles diffusent leurs photographies qui finissent par tomber sous le nez de Arthur Conan Doyle, auteur de Sherlock Holmes et grand spiritualiste. Il en assure une diffusion plus large, notamment dans un article écrit de sa plume consacré aux fées. S’ensuivent des années de débats et d’affrontements entre adeptes de la parapsychologie et scientifiques rationalistes. L’argument retenu par les believers coupe court à tout débat: c’est le passage à la puberté des deux cousines qui aurait éteint leurs auras et fait fuir les fées. Il faudra attendre 1983 pour qu’Elsie, âgée de 83 ans, finisse par révéler la supercherie: les photographies étaient truquées, réalisées avec des images découpées dans des livres d’illustrations. L’histoire des fées de Cottingley reste ancrée dans l’imaginaire collectif comme l’incursion du fantastique dans le réel, en droite lignée de la tradition spiritualiste du XIXème siècle. Si les images peuvent aujourd’hui faire sourire, il faut se rappeler que la photographie était beaucoup moins répandue dans les années 1920 et la culture orale beaucoup plus présente dans les sociétés de l’époque.
Au début des années 1990, de nombreux journalistes commencent eux aussi à voir une fée apparaître sous leurs yeux. Elle s’appelle Björk et s’apprête à devenir une star immense, pourvoyeuse d’une pop music mutante aux allures transcendantales. Quand la musicienne islandaise sort son premier album en 1992, le bien nommé Debut, elle est loin d’être une débutante et encore moins une fillette. C’est pourtant le lancement d’une narration bien involontaire pour l’artiste, décrite par les médias du monde entier comme un gentil petit être magique tiré du royaume de l’enfance. Fabrication qui fait une lointaine réminiscence à l’histoire des fées de Cottingley, l’explosion du personnage de Björk dans l’espace public et médiatique raconte une forme d’enfermement réservé aux musiciennes, en particulier quand elles viennent d’un pays comme l’Islande. Un cliché tenace que l’artiste n’aura de cesse de démonter au cours d’une carrière quasi-impeccable et d’un rapport de plus en plus affirmé au militantisme féministe.
Enfant star
On a souvent parlé de “syndrome de Peter Pan” à propos de ceux qui ne veulent pas grandir. On pourrait peut-être évoquer un “syndrome de la fée Clochette” à propos de celles qu’on ne veut pas voir devenir adultes et s’émanciper pleinement. Björk Guðmundsdóttir incarne une vision alternative de l’enfant star, à laquelle on aurait soustrait le Disney Club et les mélodies sucrées en faveur d’une communauté auto-gérée islandaise et de morceaux bancals de disco folklorique. Élevée par une mère activiste et un beau père musicien, Björk, qu’on a rapidement inscrite à l’école de musique, enregistre dès l’âge de 11 ans un premier album. Composé en partie de reprises (Beatles, Stevie Wonder) et réalisé avec l’aide de son beau père, cet essai inaugural résonne comme une version Art brut des Jackson Five, une sorte de prison glaçante dans laquelle se débat la voix si particulière de Björk dont on entrevoit déjà les possibilités fantastiques. Sorti en 1977, cet étrange objet est bien entendu renié par son auteure qui insistera maintes fois sur le fait que Debut est bien son premier véritable album.
Alors que l’Islande à la fin des années 70 et au début des années 80 est envahie par la fièvre du samedi soir et que les discothèques fleurissent, la toute jeune Björk s’investit dans de nombreux projets montés en réaction à cette nouvelle vague. On la voit monter un projet punk, Spit & Snot, à l’âge de 13 ans puis s’investir dans d’autres collectifs et entités éphémères, du jazz fusion à la noise avant de rejoindre son premier véritable groupe: Tappi Tíkarrass. La formation joue une sorte de version arty et plutôt détendue du post punk et de la cold wave en vogue à l’époque. Dans une vidéo de live qui subsiste sur YouTube, on voit Björk en robe de petite fille et maquillage outrancier mener la danse de cette voix qui prend un peu plus de volume, allant titiller la soul vintage pour l’emmener sur des terres beaucoup plus expérimentales.
C’est ce premier groupe qui donnera naissance, après 2 EPs en 1982 et 1983 à Kukl (“sorcellerie” en islandais), un groupe plus ouvertement anarcho-punk, marqué par cette nouvelle scène qui prend de l’ampleur en Europe à cette époque. Formé aux côtés du guitariste Þór Eldon qui a ramené de ses études à Londres les disques de Crass et les convictions politiques qui vont avec, Kukl trace sa route. En 1983, le groupe fait ses débuts en première partie de Crass, justement, à Reykjavik et sort le disque The Eye en 1984. C’est un titre choisi par la musicienne en référence au livre de George Bataille L’histoire de l’œil (publié semi clandestinement en 1928) qui retrace les expérimentations sexuelles de deux adolescents. En 1986, le groupe fait une apparition à la télévision islandaise. Björk, très enceinte, crève l’écran en même temps que les clichés puériles du punk. Elle a 21 ans.
La suite est plus connue, l’association Eldon/Björk mutant en Sugarcubes et passant à l’anglais avec le succès que l’on connaît. A réécouter aujourd’hui l’album Life Is Good qui contient le hit Birthday, on sent Björk un peu à l’étroit dans cette entité qui hésite entre envies de grandeur et souvenirs récents de l’underground. Flirtant parfois avec une fusion dance rock un peu bateau, ce disque est sauvé par (vous l’aurez deviné) la voix de la chanteuse qui résonne comme un appel vers l’ailleurs. La même année, Björk fait ses débuts au cinéma dans Quand nous étions sorcières, tiré des frères Grimm (et sorti en 1990) et éclate à la face du monde dans sa plus grande force: une science du récit surnaturel qui vient commenter la réalité.
Maternité et utopie créative.
Parmi les accès de violence médiatisés les plus fameux des années 90, on retiendra forcément le high kick d’Eric Cantona et le nez cassé du clownesque Jamiroquai. En 1996, Björk, à bout, frappe une paparazzi qui tente de filmer son fils à l’aéroport de Bangkok. Le monde découvre une autre facette de la chanteuse devenue, depuis les 3 millions d’albums vendus de Debut, à la fois un bien public et un fantasme irréel dont on met volontiers de côté la vulnérabilité. Quelques mois plus tard, la musicienne islandaise échappe à un attentat. Ricardo Lopez, fan hardcore et très en colère contre la relation de la chanteuse avec Goldie, lui envoie une bombe au phosphore avant de se suicider, persuadé qu’il retrouvera l’objet de ses fantasmes au paradis. Celle que la presse continue d’appeler la petite fée islandaise, ramenée en permanence au rang de fillette (au hasard dans Libération à la sortie de Post en 1995), a beau s’exprimer sur le plan créatif de la manière la plus libre qu’il soit (punk, musique électronique, arrangements orchestraux se côtoient sur des albums magistraux), elle reste prisonnière de son rôle de gentille mascotte exotique. En filigrane de nombreux papiers dans les années 90, on devine même une question posée de manière perverse: Björk, enfant de la balle, est-elle vraiment capable d’être mère?
Björk n’a pas appelé son deuxième album Post pour rien. C’est une véritable entreprise de conquête d’un futur rêvé qu’elle entreprend. Une forme d’utopie réalisable dans laquelle elle pourrait exister dans toute sa complexité: artiste accomplie et totale, femme, mère, une Islandaise qui vit à Londres sans oublier ses racines. La même année, elle sort l’album Homogenic et apparaît dans le film Dancer In The Dark. Une expériences traumatisante décrite en ces termes en 2017 sur sa page Facebook, dans la continuité du mouvement #Metoo:
“Je suis inspirée par ces femmes qui, partout, prennent la parole sur les réseaux sociaux, pour parler de mon expérience avec un réalisateur danois. Parce que je viens d’un pays [l’Islande, ndlr] où l’égalité entre les hommes et les femmes est la plus respectée au monde, qu’à ce moment-là j’étais en position de force dans le milieu de la musique et que j’avais durement acquis mon indépendance, il m’est apparu de manière extrêmement claire, quand j’ai rejoint le milieu des actrices, que mon humiliation, mon infériorité et le harcèlement sexuel dont j’étais victime étaient ici la norme, gravés dans le marbre chez ce réalisateur et son équipe de dizaines de personnes qui laissaient faire et encourageaient cela. Je me suis rendu compte qu’il était universellement accepté qu’un réalisateur puisse toucher et harceler ses actrices quand bon lui semble, et que le cadre institutionnel le permette. Quand je déclinais les avances du réalisateur, il faisait la tête, me punissait, et diffusait dans son équipe l’idée que j’étais l’élément perturbateur.”
Sans citer Lars Von Trier, Björk se replace ici dans le discours féministe. Celle qui avait confié au magazine Bust en 1996: “les féministes me fatiguent, elles m’ennuient à mourir” semble avoir changé son fusil d’épaule. Ou simplement s’être sentie libre de s’exprimer sur la place des femmes dans le monde. Que s’est-il passé en 20 ans?
La défaite de la musique électronique.
“Je peux sentir la 3e ou 4e vague féministe déferler. Il est peut-être temps d’ouvrir la boîte de Pandore.” confiait Björk en 2015 à Pitchfork. “Par exemple, j’ai fait 80% des beats sur ‘Vespertine’ (sorti en 2001-ndr). Ça m’a pris trois ans de travailler sur ce disque parce que ce n’était que des microbeats. Matmos sont arrivés les deux dernières semaines et ont simplement ajouté des percussions sur les morceaux mais ils n’ont pas touché aux motifs principaux. Et pourtant ils sont crédités partout comme ayant réalisé TOUT l’album. Drew (Daniel, de Matmos-ndr) a corrigé cela dans toutes les interviews. Et pourtant personne ne l’écoute. C’est vraiment étrange.”
A partir de la fin des années 1990, la carrière de Björk ressemble à un parcours impressionnant fait d’accomplissements artistiques, d’innovations créatives et de collaborations à la fois surprenantes et tout à fait logiques dans une démarche mutante. Howie B, Chris Cunningham, Death Grips, Leila, Mike Patton, Arca…la liste est longue (et rêvée). Et pourtant chaque album de la musicienne marque une avancée musicale et esthétique, évitant habilement les redites. Si elle est bien ancrée aux manettes de ses projets sur le plan créatif, c’est sur l’aspect public de sa personnalité qu’on assiste à une forme de disparition. Pas vraiment une anonymisation à laquelle la musique électronique nous a habitués mais plutôt une mutation vers une créature de fiction irréelle. Comme si elle avait pris le grand public et les médias à leur propre jeu. La fée nous a révélé la supercherie et ramené aux limites de la construction de nos croyances.
Cette orientation semble résulter d’une double forme de désillusion. Il y a d’abord celle de la musique électronique bien sûr, un domaine qu’elle a investi comme bon nombre d’enfants du punk rock, pétrie d’espoir et de liberté. Invitée au festival Night and Day à Houston en 2016, elle est vivement critiquée (voire harcelée en ligne) pour avoir “seulement mixé” (elle avait été bookée en tant que DJ par les organisateurs). Elle offre une nouvelle prise de parole éclairante sur Facebook à la fin de cette année.
“Les femmes dans la musique ont le droit d’être des chanteuses qui chantent à propos de leurs petits copains. Si elles changent de sujet et évoquent les atomes, les galaxies, l’activisme, les maths, le beatmaking ou n’importe quoi d’autre que chanter leur amour pour leurs conjoints, elles sont critiquées.”
Devenue en presque 30 ans, une des musiciennes les plus connues du monde, capable de réconcilier pop et avant-garde, Björk n’évite pas les quolibets et critiques quand elle sort de son rôle, même de manière brève et récréative. Toutes ses avancées créatives et socio-culturelles sont réduites à néant. Et ce même à la fin des années 2010 dans le cadre d’un festival de musique électronique dont l’autre tête d’affiche est Aphex Twin, dont les sets gabber et morceaux composés par son fils de 6 ans font hurler de rire les nerds fans de techno. C’est une belle représentation de la défaite d’une certaine vision de la musique électronique et expérimentale qui, malgré ses origines militantes et inclusives, perpétuait il y a quelques années (mois?) encore un schéma étouffant.
L’autre défaite de Björk est peut-être à penser du côté de sa réception grand public. En 2003, j’assistais à l’un de ses concerts à Bercy dans le cadre d’une tournée Greatest Hits. Précédée par l’incroyable Peaches rapidement sifflée abondamment par le public, la chanteuse offrit un set audacieux sur le plan visuel et musical qui décontenança le public parisien ultra-clientéliste. Au milieu de ses fans ayant déboursé presque 100 euros pour voir l’Islandaise jouer au milieu d’un dispositif pyrotechnique, de choristes et le visage mangé par un masque, c’est toute la vision de Björk qui se prenait un mur dans la gueule. Celle que le public avait tant aimé en apparition warholienne dans It’s Oh So Quiet refusait la mutation de son idole mutine en extra-terrestre défricheuse de nouveaux territoires sonores. Björk devait se cantonner à son enfance encombrante teintée d’une narration de conte de fée nordique dans laquelle elle ne grandirait jamais et ne casserait jamais ses jouets.
En 2017, son album Utopia sonnait comme une forme de réconciliation évoquant un monde fantasmé et fantastique, débarrassé du patriarcat. Sur les photos promos, elle apparaît dans un costume elfique un peu cheap, qui semble se moquer de ce storytelling dépassé. A la ceinture, la chanteuse y porte un harnais strap-on doté d’un phallus en résine, semblant prête à affronter un monde en pleine mutation qui n’aura finalement pas eu sa peau. Le disque, lui, est un de ses meilleurs jamais sortis.
ADRIEN DURAND
Ce texte est initialement paru dans le numéro 8 du zine papier LE GOSPEL, disponible ici.