A l’occasion de la présentation du documentaire « Poly Styrene: I Am A Cliché » au festival FAME à Paris, nous rediffusons la story consacrée à la chanteuse (sortie dans le numéro 9 du zine papier).
“I’m gonna carve out a place in the world for myself” – Poly Styrene
Nous sommes en 1978 : Poly Styrene déboule sur le plateau de la BBC en costume de groom, rouge, casquette de flic posée de travers sur ses cheveux bruns, courts et bouclés. Ses lèvres en cœur s’ouvrent sur des dents baguées, le sourire désormais iconique d’une artiste punk fraîchement majeure. Aussi nonchalante qu’assurée, elle interprète Germ Free Adolescent, extrait de l’album éponyme sorti avec X-Ray Spex cette année-là. Marianne Joan Elliott-Said (son nom dans le civil) détonne. Femme métisse (et donc invisibilisée), elle s’apprête à prendre sa place dans un monde dominé par les hommes blancs et les filles sexualisées.
Fille d’une union mixte entre une secrétaire anglaise et un aristocrate déchu somalien, Marianne Elliott a été élevée par sa mère dans le quartier populaire de Brixton. À 15 ans, elle fuit la rudesse du domicile familial et trouve refuge auprès de troupes de théâtre et communautés hippies avec qui elle écume tous les festivals de l’île pendant deux ans. Ressortent de cette expérience un premier essai reggae (Silly Billie sous le nom de Mari Elliott), un goût toujours plus affirmé pour la mode et la création, et une réflexion très poussée sur l’écologie, le monde moderne et la surconsommation grandissante que les États-Unis soufflent sur l’Europe : autant de thèmes qui hanteront Germ Free Adolescent et l’existence de Marianne Elliott.
“I had a total obsession with synthetic things and the modern world, so I dressed to fit – it went with the name and the songs and everything. I wanted it all to be interrelated.” – Poly Styrene, extrait du documentaire Poly Styrene, I’m a Cliché.
La première vie de X-Ray Spex avant d’être le nom de ce groupe aux deux ans de carrière fulgurante fut d’abord celui du stand de vêtements upcyclés créé et tenu par sa leader sur King’s Road. Disciple du DIY et de la débrouille, elle recycle et fabrique de toutes pièces des bijoux, vestes et pulls ; chine, détourne des uniformes de tous les corps de métiers ; mélange plastique, nylon et grosses mailles de laine. Son audace et sa vision fidélisent une clientèle pointue, Boy George en tête. De l’autre côté de la rue, la boutique SEX fondée par Vivienne Westwood et Malcolm McLaren voit défiler des centaines de jeunes paumés venus s’y habiller : slogans cryptique inspirés de 68 peints sur des manches de blousons, pièces fétichistes détournées, cuir noir, latex noir… Le couple règne en gourous sur cette faune essentiellement masculine et façonne un uniforme punk.
A ses heures perdues, Elliott squatte les premiers rangs des concerts du coin et c’est après avoir vu les Sex Pistols « trasher » une scène à Brighton le jour de ses 19 ans que sa deuxième passion prend le pas. Quatre musiciens répondent à sa petite annonce dans l’hebdomadaire Melody Maker (avis de recherche : “YOUNG PUNX WHO WANT TO STICK IT TOGETHER”) pour former X-Ray Spex.
Elle choisit pour la scène le nom Poly Styrene en référence à une matière jetable et projette désormais ses grandes préoccupations dans sa musique. Leur premier single Oh Bondage Up Yours! deviendra l’un des titres les plus marquants du punk britannique, résonnant comme un cri féministe contre le consumérisme ambiant. X-Ray Spex impose son immédiateté, l’attitude aussi furieuse qu’indolente de Poly Styrene et le saxo rugissant de Susan Whitby, dit Lora Logic (elle se fera injustement remercier après l’enregistrement de Germ Free Adolescent). Sur scène et pour chacune de leurs sorties publiques, Poly Styrene confectionne des vêtements uniques, unisexes, aux couleurs fluos et matières diverses, pendant que les punks aux silhouettes de plus en plus sombres s’enlaidissent.
En Angleterre, l’incitation à consommer s’affiche, s’entend, se voit partout. Le jetable et l’électroménager en tout genre modernisent et réconfortent les ménages moyens. En réponse, Poly Styrene choisit de faire du plastique la matière première de Germ Free Adolescent. Elle le porte et surtout le décline dans ses textes sous formes de nylon, latex et autres dérivés. La matière est à la fois l’allégorie de ce monde qui lui échappe et un prétexte pour donner une dimension pop à sa musique. X Ray Spex déploie son énergie brûlante, de la couleur et des textes sarcastiques pour dépeindre l’aseptisation qui se répand à la fin des années 70.
Dans The Day the World Turned Day-Glo, Poly rentre chez les gens pour disséquer leur intérieur (“I wrenched the nylon curtains back as far as they would go/ Then peered through perspex window panes at the acrylic road … The X-rays were penetrating through the latex breeze/ Synthetic fibre see-thru leaves fell from the rayon trees”); dans Plastic Bag, elle arpente les rayons d’un supermarché (“My mind is like a plastic bag/ That corresponds to all those ads/ It sucks up all the rubbish/ That is fed in through by ear/ I eat Kleenex for breakfast/ And use soft hygienic Weetabix /To dry my tears”) tandis que Identity condamne l’uniformité de l’époque (“Identity Is the crisis/ Can’t you see?/ When you look in the mirror/ Do you see yourself?/ Do you see yourself/ On the TV screen?/Do you see yourself/ In the magazine?”).
Dans cet album, la vie de tous les jours y apparaît comme une arnaque, un système engloutissant. La surconsommation est présentée comme l’élément perturbateur d’un monde qui court à sa perte. Derrière l’humour et le sarcasme des textes, les attitudes et l’esthétique exubérantes de X-Ray Spex, continue de grandir cette profonde anxiété désormais trop ancrée chez Poly Styrène.
Toujours en 1978, elle est invitée par le CBGB pour une résidence de deux semaines, où elle monte sur scène tous les jours ; jusqu’à deux fois par soir. A New York, elle découvre que les publicités éclairent les rues, les citadins se noient dans une masse uniforme tandis qu’elle lutte pour rester elle-même. Elle est sollicitée, adulée et confessera s’être sentie prise au piège d’un futur dystopique : le monde qu’elle caricature et anticipe dans Germ Free Adolescent se concrétise de l’autre côté de l’océan. Elle finit par retourner à Londres désorientée, enchaîne plusieurs frasques dont celle de se raser la tête après une séance d’humiliation chez Johnny Rotten. Viennent les hallucinations, la dépression et un diagnostic sur sa bipolarité. La descente aux enfers de Poly Styrene la pousse à mettre un terme à sa carrière pour se tourner vers la spiritualité. Le mouvement Hare Krishna, où elle retrouve son ancienne amie Lora Logic, lui ouvre les bras au début des années 1980. Elle enregistrera par la suite trois albums solo teintés de new age et s’éteindra en 2011 d’un cancer du sein.
Germ Free Adolescent a aujourd’hui plus de 40 ans, l’écriture et la musique de Poly Styrene, son regard précurseur et acéré sur le monde, font d’elle l’icône qui inspirera, plus de dix ans après la fin de son groupe, le mouvement riot grrrl, entres autres. Le Festival FAME présente cette semaine Poly Styrene, I’m a cliché, un documentaire écrit par sa fille unique, Celeste Bell, qui brosse le portrait d’une mère imparfaite et d’une leader iconoclaste broyée par son environnement. Au regard de sa place dans l’Histoire de la pop, le sort réservé à Poly Styrene démontre bien les limites de l’esprit punk et la difficulté pour une artiste hors normes de naviguer dans une époque déjà obsédée par le consumérisme.
MORGANE DE CAPELE